ROSPOR EDEN
Lettre de Pierre LOTI à Mme Juliette ADAM depuis Rosporden

WYLIE, Robert, peintre américain, "La Sorcière bretonne" 1872
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La sorcière bretonne,1872 (click sur l'image pour l'agrandir) |
Pierre LOTI, Mon frère Yves (pour lire la suite, cliquez ici)

Journal intime de Pierre LOTI, 1878-1881
DE PIERRE LOTI A PLUMKETT (*)
A bord du Friedland, Cherbourg, 28 juillet 1980
"Mon cher ami,
>>(...) les quelques jours que je viens de passer auprès de mon frère Yves et de sa femme Marie Kermadec, m'ont fait un bien extrême : ils m'ont donné du courage et je voudrais vous en communiquer un peu.
>>Avec Yves, je suis simple, et cela me repose. Vous avez raison, il y a, sur moi, une foule de couches disparates, superposées par les circonstances, par les milieux, par le temps. Les gens qui m'entourent rencontrent l'une ou l'autre de ces couches artificielles, suivant ce qu'ils sont, suivant ce qu'ils m'inspirent. La couche profonde, peut-être soupçonnée par vous, n'a été atteinte que par ce frère simple. Il n'est pas assez cultivé pour comprendre, malgré sa rare intelligence : il les devine et il les dédaigne, longtemps elles l'ont tenu éloigné de moi. Mais, tout au fond de moi-même, il y a beaucoup de simplicité, presque une simplicité d'enfant...
>>(...) Leur maison était finie de bâtir, non sans peine et sans efforts, et ma chambre blanche prête à me recevoir. Ils tirent partie des moindres choses comptant sur l'avenir, et un beau petit enfant frais et vigoureux égaie leur pauvreté charmante..Que sont nos existences égoïstes, détraquées, blasées auprès de ces existences-là ?
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Voici la maison, gaie et blanche, toute neuve, ... |
>>(...) Rien de plus dangereux, de plus malsain que ces existences nerveuses et factices que nous nous sommes créées, vous et moi, mon cher ami. Mariez-vous bien vite, tâchez d'être simple, de vous faire une vie de famille, douce et honnête, et de croire en Dieu.
> Votre affectionné,
> PIERRE LOTI >
(*) Le commandant JOUSSELIN)

Références aux costumes bretons ("Mon frère Yves")
Anne ne portait plus son beau costume de fête: elle avait mis une grande collerette unie et une coiffe plus simple. Sa robe bretonne en drap bleu était ornée de broderies jaunes sur chaque côté de son corsage, c'étaient des dessins imitant de ces rangées d'yeux comme en ont les papillons sur leurs ailes.
Du fond de ces longs couloirs de verdure, on les voyait venir avec leurs collerettes, avec leurs hautes coiffes blanches, dont les pans retombaient symétriques sur leurs oreilles, comme des bonnets d'Égyptiens. Leur taille était très serrée dans des doubles corsages de drap bleu qui ressemblaient à des corselets d'insectes et sur lesquels étaient brodées toujours les mêmes bigarrures, les mêmes rangées d'yeux de papillon.
Anne est vêtue d'un costume de drap noir dont le corsage ouvert est brodé de soies de toutes couleurs et de paillettes d'argent. Elle porte un devantier de moire bleue et, débordant sur ses épaules, une collerette blanche à mille plis, qui se tient rigide comme une fraise du XVIe siècle.
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Chapelle de Bonne Nouvelle, été 2023, HPPR |
Le vieux Corentin Keremenen était de retour, en effet, de son travail aux champs et nous attendait sur sa porte. Même, il avait eu le temps de faire sa toilette, il avait mis son grand chapeau à boucle d'argent et sa veste des fêtes en drap bleu, ornée de paillettes de métal et d'une broderie dans le dos, représentant le saint sacrement.

Lettre signée Julien Viaud (Pierre Loti), Rosporden, mai 1882
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"Mon petit logis clandestin (...) auprès de moi, il y a mon filleul " |
Source : Lettres de Pierre Loti à Mme Juliette Adam (1880-1922) / [préf. de Juliette Adam], Gallica

Pierre Loti, Rosporden dans le retroviseur

Pierre LOTI, tristes pensées prospectives
Texte extrait de POSTIC, Fañch : Loti chez son frère Yves, Armen, n° 132, janvier-février 2003
Ill. RENEFER "La longue chaîne de gavotte, menée par la voie aigre des cornemuses"

RosporEden, Journal intime de Pierre LOTI / Illustrations de RENEFER
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Ill RENEFER de MFY /Texte : Journal intime de Pierre LOTI 1878 - 1881, publié par son fils Samuel VIAUD, 1925 |

Mon frère Yves (découverte de Toulven)
Yves a reçu de Toulven, du vieux Keremenen, la dépêche suivante :
« Petit garçon né cette nuit. Se porte très bien, Marie aussi.» CORENTIN KEREMENEN. »
La nuit venue et nous couchés, impossible de dormir. J'entends Yves dans
son lit qui se tourne, se vire, comme il dit avec son accent breton. A l'idée
qu'il ira demain à Toulven voir ce petit nouveau-né, son bon et brave cœur déborde de toute
sorte de sentiments dans lesquels il ne se reconnait plus.
...Deux jours après lui, je dois, moi aussi, me rendre à Toulven pour le
baptême.
Et il fait mille projets pour cette cérémonie -Je n'ose pas vous
le dire, mais, si vous vouliez, à Toulven, manger chez nous? Dame, vous savez,
chez mon beau-père ça n'est pas comme à la ville, bien sûr.
XLIII
Brest,
15 juin 1878.
Dès le matin, je pars pour Toulven, où Yves m'attend depuis hier.
Temps splendide. La vieille Bretagne est verte et fleurie. Tout le long du
chemin, de grands bois, des rochers.
Yves est là à l'arrivée de la diligence que j'ai prise à Bannalec. Près de lui se tient une jeune fille de dix-huit ou vingt ans qui rougit, bien jolie
sous sa grande coiffe.
- - Voici Anne, me dit Yves, ma belle-sœur, la marraine.
Il y a encore une petite distance entre le bourg et la chaumière qu'ils
habitent à Trémeulé en Toulven.
Des gars du village chargent mes malles sur leurs épaules, et me voilà en
route pour faire ma visite au goéland qui vient de naître; pour faire connaissance aussi avec cette
famille de bas Bretons, dans laquelle mon pauvre Yves est entré par coup de
tête, sans trop savoir pourquoi.
Comment seront-ils, ces nouveaux parents de mon frère Yves, et ce pays qui
va devenir le sien?

Mon frère Yves (petit goéland)
XLIV
Nous nous acheminons tous trois par des sentiers creux très profonds, qui
fuient devant nous sous le couvert des hêtres et qui sont tout pleins de
fougères.
C'est le soir; le ciel est couvert, et il fait dans ces chemins une espèce de
nuit qui sent le chèvrefeuille.
Çà et là sont rangées, au bord, des chaumières grises, très antiques,
tapissées de mousse.
… Il y en a une d'où part une chanson à dormir, chantée en cadence lente
par une voix très vieille aussi
Boudoul, boudoul, galaïchen !
Boudoul, boudoul, galaïch du … !
- C'est lui qu'on berce,
dit Yves en souriant. Voici chez nous.
Elle est à moitié enfouie et toute moussue, cette chaumière des vieux
Keremenen. Les chênes et les hêtres étendent au-dessus leur voûte verte elle
semble aussi ancienne que la terre des chemins. Au dedans, il fait sombre; on
voit les lits en forme d'armoire alignés avec les bahuts le long du granit brut
des murs.
Une grand'mère en large collerette blanche est là qui chante auprès du
nouveau-né, qui chante un air du temps de son enfance.
Dans un berceau d'une modo bretonne d'autrefois, qui, avant lui, avait
bercé ses ancêtres, est couché le petit goéland un gros bébé de trois jours
tout rond, tout noir, déjà basané comme un marin et qui dort, les poings fermés
sous son menton. Il a de tout petits cheveux qui sortent de son bonnet sur son
front comme des petits poils de souris. Je l'embrasse, et de tout mon cœur,
parce que c'est le bébé d'Yves.
-
Pauvre petit goéland lui dis-je en touchant le plus doucement possible ses
petits cheveux de souris, il n'a pas encore beaucoup do plumes.
-
C'est vrai, dit Yves en riant. Et puis, regardez, ajoute-t-il en étendant
avec des précautions infinies la petite patte fermée dans sa main rude, je ne
l'ai pas très bien réussi il n'a pas du tout la peau d'entre-doigts !
On nous dit que Marie Kermadec est couchée dans un de ces lits dont on a
reformé sur elle la petite porte de bois à jour, parce qu'elle vient de
s'endormir; nous baissons la voix de peur de l'éveiller, et nous sortons, Yves
et moi, pour aller faire dans le village plusieurs démarches que nécessite la solennité
de demain.
XLV
Nous trouvons drôle de nous voir tous deux faisant acte de citoyens comme
tout le monde. Chez M. le maire, chez M. le curé, nous nous sentons très
empruntés, ayant même par instants des envies de rire.
Petit goéland est définitivement inscrit au registre de Toulven sous les
prénoms de Yves Pierre,—celui de son père et le mien, comme c'est l'usage dans le pays. Quant
à M. le curé, il est convenu avec lui qu'il nous attendra demain matin, à
neuf heures, à l'église, qu'il y aura un Te Deum.
-
Maintenant rentrons tout droit, dit Yves le père doit être déjà de
retour, et nous les retarderions pour souper.

Mon frère Yves (un grand repas)
XLVI
La nuit de juin descendait doucement, avec beaucoup de calme et de silence,
sur le pays breton. Dans le chemin creux, on commençait à ne plus y voir.
Le vieux Corentin Keremenen était de retour, en effet, de son travail aux
champs et nous attendait sur sa porte. Même il avait eu le temps de faire sa
toilette, il avait mis son grand chapeau à boucle d'argent et sa veste des fêtes
en drap bleu, ornée de paillettes de métal et d'une broderie dans le dos,
représentant le saint sacrement.
… Il y a une agitation joyeuse dans cette chaumière, un air des grands
jours. Les chandeliers de cuivre sont allumés sur la table, qui est recouverte
d'une belle nappe. Les bahuts, les escabeaux, les vieilles boiseries de chêne
reluisent comme des miroirs on sent qu'Yves a passé par là.
Ces chandeliers n'éclairent pas loin et il y a dans cette chaumière des
recoins noirs on voit s’émouvoir de grandes choses bien blanches, qui sont les
coiffes à larges ailes et les collerettes plissées des femmes; autrement les
fonds sont très obscurs la lumière vient mourir en tremblotant sur le granit
des murailles, sur les solives irrégulières et noircies par le temps qui
portent le chaume du toit. Toujours ce chaume et ce granit brut qui jettent
encore dans les villages bretons une note de l'époque primitive.
… On apporte sur la table la bonne soupe qui fume et nous nous asseyons
alentour, Yves à ma gauche, Anne à ma droite.
C'est un grand repas, plusieurs poulets à diverses sauces, des crêpes de
sarrasin, des omelettes au lard et au sucre, du vin et du cidre doré qui mousse
dans nos verres.
Yves me dit à part, tout bas
-
C'est un très bon homme, mon beau-père; et ma belle-mère Marianne, vous ne
pouvez pas vous figurer quelle bonne femme elle est. J'aime beaucoup mon
beau-père et ma belle-mère.
Dans la soirée, une jeune fille apporte du village des choses empesées de
frais, très encombrantes. Anne se dépêche de serrer tout cela dans un bahut,
pendant qu'Yves m'envoie un coup d'œil d'intelligence, disant :
-
- Vous voyez, tous ces préparatifs en votre honneur !
J'avais bien deviné ce que c'était la coiffe de cérémonie et l'immense
collerette brodée de mille plis, qui doivent la parer pour la fête de demain
matin.
De mon côté, j'ai différents petits paquets que je désire faire
sortir inaperçus de ma malle, avec l'aide d'Yves : des bonbons, des dragées, une
croix d'or pour la marraine. Mais Anne aussi a vu tout cela du coin de son œil
et se met à rire. Tant pis ! et on ne peut pas réussir à se faire des mystères
dans un logis où il n'y a qu'une seule porte et qu'un seul appartement pour
tout le monde.
Petit Pierre, lui, toujours tout rond comme un bébé de bronze, continue de
dormir dans la même pose, les poings fermés sous le menton, jamais bébé naissant
ne fut si beau ni si sage.
… Quand je prends congé d'eux tous, Yves se lève aussi pour venir me
conduire jusqu'au village, où je dois coucher à l'auberge.
…Dehors, dans le sentier creux, sous les branches, il fait absolument noir
on y est enveloppé d'une obscurité double, celle des grands arbres et celle de
la nuit.
C'est un genre de calme auquel nous ne sommes plus habitués, celui des
bois. Et puis la mer n'est pas là, ce pays de Toulven en est très éloigné. Nous
écoutons, il nous semble toujours, que nous devons entendre dans le lointain son
bruit familier mais non, c'est partout le silence. Rien que des frôlements à
peine perceptibles dans l'épaisseur verte, faibles bruits d'ailes qui
s'ouvrent, trémoussements légers d'oiseaux qui ont de petits rêves dans leur
sommeil.
On sent toujours les chèvrefeuilles mais, avec la nuit, il est venu une fraicheur
pénétrante et des odeurs de mousse, de terre, d'humidité bretonne.
Toutes ces campagnes qui dorment, toutes ces collines boisées qui nous
entourent, tous ces sommeils d'arbres, toutes ces tranquillités nous
oppressent. Nous nous sentons un peu des étrangers au milieu de tout cela, et
la mer nous manque, la mer, qui est en somme le grand espace ouvert, le grand
champ libre sur lequel nous nous sommes accoutumés à courir.
Yves subit ces impressions et me les exprime d'une manière naïve, d'une
manière à lui, qui n'est guère intelligible que pour moi. Au milieu de son
bonheur, une inquiétude le trouble ce soir, presque un regret d'être venu
étourdiment fixer sa destinée dans cette chaumière perdue.
Et puis nous rencontrons un calvaire, qui tend dans l'obscurité ses deux
bras gris, et nous songeons à toutes ces vieilles chapelles de granit, qui sont
posées çà et là autour de nous, isolées au milieu des bois de hêtres et dans
lesquelles veillent des esprits de morts.

Mon frère Yves (la veille du baptême)
XLVII
Le lendemain jeudi, 16 du mois de
juin 1878, par un temps radieux, le cortège de baptême s'organise dans la
chaumière des vieux Keremenen. Anne, le dos tourné dans un coin, ajuste sa grande coiffe devant un
miroir, un peu embarrassée d'être obligée de faire cela devant moi mais les
chaumières de Bretagne ne sont pas grandes, et elles n'ont pas d'autres
séparations au dedans que les petites armoires où l'on dort.
Anne est vêtue d'un costume de drap noir dont le corsage ouvert est brodé
de soies de toutes couleurs et de paillettes d'argent elle porte un devantier
de moire bleue, et, débordant sur ses épaules, une collerette blanche à mille
plis qui se tient rigide comme une fraise du XVIe siècle. Moi, j'ai pris un
uniforme aux dorures toutes fraîches, et nous produirons
certainement un bon effet tout à l'heure, nous donnant le bras, dans le sentier
vert.
Auprès du petit enfant, il y a ce matin un nouveau personnage, une vieille
très laide et très extraordinaire, qui fait son entendue et à qui on obéit c'est la sage-femme, à ce qu'il parait. Elle a
l'air un peu sorcière, dit Anno, qui devine mon impression mais c'est une très
bonne femme.
Oh oui, une très bonne femme, appuie le vieux Corentin c'est un air qu'elle a
comme cela, monsieur, mais elle ne manque pas de religion, et même elle a
obtenu de grandes bénédictions, l'an passé, au pèlerinage de Sainte-Anne. Cassée en deux comme
Carabosse, un nez crochu en bec de chouette et des petits yeux gris bordés do
rouge, qui clignotent très vite comme ceux des poules, elle va de droite et de
gauche, affairée, avec sa grande collerette de cérémonie toute raide; quand elle parle,
sa voix surprend comme un son de la nuit on croirait entendre la hulotte des
sépulcres.
Yves et moi, nous n'aimions pas d'abord cette vieille auprès du nouveau-né mais
nous songeons ensuite que, depuis cinquante ans, elle préside aux naissances des
petits enfants du pays de Toulven, sans avoir jamais porté malheur à aucun,
bien au contraire. D'ailleurs, elle observe en conscience tous les rites
anciens, tels que faire boire au petit avant le baptême un certain vin dans
lequel on a trempé l'anneau du mariage de sa mère, et plusieurs autres qui ne devraient
jamais être négligés.
On y voit juste autant qu'il faut, dans cette chaumière, très enterrée et
très à l'ombre. Le jour entre un peu par la porte; au fond, il y a aussi une
lucarne ménagée dans l'épaisseur du granit, mais les fougères
l'ont envahie on les voit par transparence, comme les fines découpures
d'un rideau vert.
… Enfin petit Pierre a terminé sa toilette, et
sans pousser un cri. Je l'aurais mieux aimé en petit Breton mais non, il est
tout en blanc, le fils d'Yves, avec une longue robe brodée et des nœuds de
ruban, comme un petit monsieur de la ville. Il a l'air encore plus vigoureux et
plus brun dans ce costume de poupée; les pauvres petits bébés des villes,
qui vont au baptême dans des toilettes pareilles, n'ont pas, en général, un
sang si vivace et si fort.
Par exemple, je suis forcé de reconnaitre qu'il n'est pas encore bien joli
il est probable que cela viendra plus tard; mais, pour le moment, il Il un
minois bouffi de petit chat naissant.

Mon frère Yves ( le jour du baptême, le cortège)
Dehors, dans le sentier plein de fougères, sous la voûte verte, s'agitent déjà quelques grandes coiffes blanches de jeunes filles et des corsages de drap à broderies comme celui d'Anne. Elles sont sorties des chaumières voisines et rendent pour nous voir passer.
Bras dessus bras dessous, Anne et moi, nous nous mettons en route. Petit
Pierre prend les devants, sur les bras de la vieille au nez d'oiseau, qui
trotte vite et menu, avec un déhanchement bizarre comme les vieilles fées. Et
le grand Yves marche derrière nous, dans ses habits de mariage, très grave, un
peu étonné d'être à pareille fête, un peu intimidé aussi de dénier tout seul, mais c'est la coutume. Par
le beau matin de juin, nous descendons gaiment le sentier breton au-dessus de
nos têtes, le couvert des chênes et des hêtres tamise des petits ronds de
lumière qui tombent par milliers à travers la verdure comme une pluie blanche.
Les clématites pendent, mêlées au chèvrefeuille, et les oiseaux chantent tous
la bienvenue au petit goéland, qui fait sa première apparition au soleil.
Nous voici dans Toulven, qui est presque une petite ville. Les bonnes gens sont sur leur porte, et nous défilons tout le long de la grand'rue pour aller à l'église.
Elle est très ancienne, cette église de Toulven; elle s'élève toute grise dans
le ciel bleu, avec sa haute flèche de granit à jours, que par place les lichens ont
dorée. Elle domine un grand étang immobile avec des nénufars, et une série do
coltines uniformément boisées qui font par derrière un horizon sans âge.
Tout autour, un antique enclos c'est le cimetière. Des croix bordent
la sainte allée; elles sortent d'un tapis de fleurs, d'œillets, de giroflées, de
blanches marguerites. Et dans les recoins plus abandonnés où le temps a nivelé
les hottes de gazon, il y a des Heurs encore pour les morts les silènes et les
digitales des champs de Bretagne; la terre en est toute rose. Les tombes se
pressent là, aux portes de l'église séculaire, comme un seuil mystérieux de
l'éternité cette grande chose grise qui s'élève, cette flèche qui essaye de
monter, il semble, en effet, que tout cela protège un peu contre le néant en se
dressant vers le ciel, cela appelle et cela supplie et c'est comme une éternelle
prière immobilisée dans du granit. Et les pauvres tombes enfouies sous l'herbe attendent là, plus
confiantes, à ce seuil d'église, le son de la dernière trompette et des voix do
l'Apocalypse.
Là aussi, Anna doute, quand, moi, je serai mort ou cassé par la vieillesse,
là on couchera mon frère Yves il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule. et son corps qu'il
lui avait pris. Plus tard encore y viendra dormir le petit Pierre, ai la grande
mer no nous l'a pas gardé, et, sur leurs tombes, les fleurs roses des champs do
Bretagne, les digitales sauvages, l'herbe haute de juin, pousseront comme
aujourd'hui, au beau soleil des étés.

Mon frère Yves (le baptême)
Sous le porche de l'église, il y avait tous los enfants du village qui semblaient très recueillis. M. le curé était là aussi qui nous attendait dans ses habits de cérémonie.
C'était un porche d'une architecture très primitive, et dont bien des
générations bretonnes avaient usé les pierres il y avait des saints
difformes, taillés dans le granit, qui étaient alignés comme des gnomes.
La cérémonie fut longue à cette porte. La vieille à tête de chouette avait
posé le petit Pierre dans nos mains, et nous le tenions à deux avec la marraine,
comme le veut l'usage, elle du côté des pieds et moi du côté do la tête. Yves, adossé au
pilier do granit, nous regardait faire d'un air très rêveur, et Anne était bien
jolie, sous ce porche gris, avec son beau costume et sa grande fraise, tout en lumière, dans un
rayon do soleil.
Petit Pierre marqua une légère grimace ot passa sur sa lèvre le bout de sa
toute petite langue, d'un air mécontent, quand on lui fit goûter le sol, emblème
des amertumes de la vie.
M. le curé récita de longs oremus en latin, après quoi, il dit dans la
même langue au petit goéland : Ingredere, Petre, in domum Domini. Et alors nous entrâmes dans
l'église.
Des saintes qui étaient là, dans des niches, en costume du XVIe siècle,
regardaient petit Pierre faire son entrée, de ce même air placide et mystique avec lequel elles ont
vu naitre et mourir dix générations d'hommes.
Sur les fonts baptismaux ce fut encore fort long, et puis il nous fallut
faire station, Anne et moi, devant la grille du chœur, agenouillée comme
deux nouveaux époux.
Enfin, je dus prendre à moi tout seul le fils d'Yves, que je tremblais de
briser dans mes mains inhabiles, monter les marches do l'autel avec ce précieux
petit fardeau, et lui faire embrasser la nappe blanche sur laquelle pose le
saint-sacrement. Je me sentais très gauche en uniforme, j'avais l'air do porter un
poids des plus lourds. Je ne m'imaginais pas que ce fût une chose si difficile de tenir ua nouveau-né; encore il était endormi :
s'il eût été en mouvement, jamais je n'aurais pu réussir.
Tous les enfants du village nous guettaient au départ, de petits gars
bretons avec des mines effarouchées, des joues bien rondes et de longs cheveux.
Les cloches sonnaient joyeusement en haut de l'antique flèche grise et le Te
Deuna venait d'éclater derrière nous, ent à pleine voix par des petits enfants
de chœur en robe rouge et surplis blanc.
On nous laissa passer, encore
tranquilles et recueillis, dans l'allée fleurie que bordaient les tombes; -mais
après,quand nous fûmes dehors!
Petit Pierre, cause de tout ce tapage, était parti devant, emporté de plus
en plus vite par la vieille au nez crochu, et dormant toujours de son sommeil
innocent. Anne et moi, nous étions assaillis petits garçons et petites filles
nous entouraient avec des cris et des gambadas ; il y en avait de ces
petites qui avaient bien cinq ans, et qui portaient déjà de grandes collerettes
et grandes coiffes pareilles à celles de leurs mères ; et elles sautaient autour de
nous, comme des petites poupées très comiques.
C'était singulier, la joie de ce petit monde breton, rose avec do longs
cheveux de soie jaune à peine éclos à la vie, et déjà dans des costumes et des
modes du vieux temps; - exubérants d'une joie inconsciente, —comme autrefois
leurs ancêtres, et ils sont morts Joie de la vie toute neuve, joie comme en ont
les petits chats, les cabris, et, après dix ans, ils meurent les pe'its
chiens, les petits moutons ont de ces joies et font des sauts d'enfants, et
cela passe et on les tue !
Nous leur jetions des poignées de dragées, et toute notre route était semée
de bonbons. On se souviendra longtemps dans Toulven de ce baptême du petit
goéland.
Après, nous retrouvâmes le calme du sentier breton, la longue allée verte,
et, au bout, le hameau sauvage.
JI était maintenant près de midi les papillons et les mouches
volaient par bandes le long du chemin.

Mon frère Yves ( le jour du baptême, le dîner)
Il faisait très chaud pour un temps de Bretagne. En plein jour, c'était un vrai jardin que ce toit de chaume des vieux Keremenen une quantité de petites fleurs blanches, jaunes, roses, s'y étaient installées en compagnie d'une grande variété de fougères, et le soleil s'éparpillait dessus, toujours tamisé par les chênes.
Au dedans, il faisait encore frais, dans le demi-jour un peu vert, sous la
voûte basse et noire des vieilles solives.
Le dîner était prêt sur la table, et la femme d'Yves, qui s'était levée
pour la première fois. nous attendait, assise à sa place, dans ses beaux habits de fête. En
quelques jours, sa jeunesse s'était envolée, elle était pâle et maigrie. Yves
la regarda avec un air de surprise déçue qu'elle put voir puis, comprenant que
c'était mal, il alla l'embrasser avec affection, un peu en grand
seigneur. Et, moi, j'augurais de tristes choses de cette entrevue de
désenchantement.
Toutefois ce dîner du baptême fut gai. Il se composait d'un grand nombre de
plats bretons et dura fort longtemps.
Au dessert, on entendit dehors marmotter très vite, à deux voix, en
langue do basse Bretagne, des espèces de litanies. C'étaient deux vieilles,
deux pauvresses, qui se donnaient le bras, appuyées sur des bâtons, comme font
les fées quand elles prennent forme caduque pour n'être pas reconnues. Elles
demandèrent à entrer, étant venues pour dire la bonne aventure au petit Pierre.
Sur son berceau de chêne où on le balançait doucement, elles firent des
prédictions très heureuses, et puis se retirèrent en bénissant tout le monde.
Alors on leur remit de grosses aumônes, et Anne leur fit des tartines
beurrées.

Mon frère Yves (la promenade du soir)
XLIX
Le soir, après souper, nous fîmes une promenade beaucoup plus calme que
celle du jour, Anne, Yves et moi.
Et, à neuf heures, nous étions assis au bord d'un grand chemin qui
traversait les bois. Ce n'était pas encore la nuit, tant sont longues en
Bretagne les soirées du beau mois de juin mais nous commencions tout de même à
causer des fantômes et des morts.
Anne disait
-
L'hiver, quand les loups viennent, nous les entendons de chez nous mais
quelquefois les revenants aussi, monsieur, se mettent à crier comme eux.
Ce soir-là, on entendait seulement passer les hannetons et les cerfs-volants qui traversaient
l'air tiède en dérivant des courbes, avec de petits bourdonnements d'été. Et
puis, dans le lointain du Lois Hou hou un appel triste, chanté tout doucement d'une
voix de hibou.
Et Yves disait
-
Écoutez, frère, les perruches de France qui chantent (c'était un souvenir
de sa perruche de la Sibylle).
Les graminées légères, avec leurs fleurs do poussière grise, étendaient sur la terre une
couche très haute, à peine palpable, où l'on enfonçait; et les dernières
phalènes, qui avaient fini de courir, plongeaient les unes après les autres
dans ces épaisseurs d'herbe, pour prendre leur poste de sommeil le long des
tiges.
Et l'obscurité venait, lente et calme, avec un air de mystère.
Passa un jeune gars breton qui portait un bissac sur l'épaule, et s'en
revenait gris du pardon de Lannildu, la plume de paon au chapeau. (Je ne sais
pas bien ce que vient faire ceci dans l'histoire d'Yves je raconte au hasard des
choses qui sont restées dans ma mémoire.) Il s'arrêta pour nous faire un
discours. Après quoi, en manière de péroraison, et montrant son bissac
Tenez, dit-il, j'ai deux chats là dedans. (Cela n'avait aucun rapport avec
ce qu'il venait de nous dire).
Il posa son fardeau par terre et jeta son grand chapeau dessus. Alors ce
bissac se mit à jurer, avec do grosses voix de matous en colère, et à circuler par
soubresauts sur le chemin.
Quand nous fûmes bien convaincus que c'étaient des chats, il remit le tout
sur son épaule, salua, et continua sa route.
