XLVI
La nuit de juin descendait doucement, avec beaucoup de calme et de silence,
sur le pays breton. Dans le chemin creux, on commençait à ne plus y voir.
Le vieux Corentin Keremenen était de retour, en effet, de son travail aux
champs et nous attendait sur sa porte. Même il avait eu le temps de faire sa
toilette, il avait mis son grand chapeau à boucle d'argent et sa veste des fêtes
en drap bleu, ornée de paillettes de métal et d'une broderie dans le dos,
représentant le saint sacrement.
… Il y a une agitation joyeuse dans cette chaumière, un air des grands
jours. Les chandeliers de cuivre sont allumés sur la table, qui est recouverte
d'une belle nappe. Les bahuts, les escabeaux, les vieilles boiseries de chêne
reluisent comme des miroirs on sent qu'Yves a passé par là.
Ces chandeliers n'éclairent pas loin et il y a dans cette chaumière des
recoins noirs on voit s’émouvoir de grandes choses bien blanches, qui sont les
coiffes à larges ailes et les collerettes plissées des femmes; autrement les
fonds sont très obscurs la lumière vient mourir en tremblotant sur le granit
des murailles, sur les solives irrégulières et noircies par le temps qui
portent le chaume du toit. Toujours ce chaume et ce granit brut qui jettent
encore dans les villages bretons une note de l'époque primitive.
… On apporte sur la table la bonne soupe qui fume et nous nous asseyons
alentour, Yves à ma gauche, Anne à ma droite.
C'est un grand repas, plusieurs poulets à diverses sauces, des crêpes de
sarrasin, des omelettes au lard et au sucre, du vin et du cidre doré qui mousse
dans nos verres.
Yves me dit à part, tout bas
-
C'est un très bon homme, mon beau-père; et ma belle-mère Marianne, vous ne
pouvez pas vous figurer quelle bonne femme elle est. J'aime beaucoup mon
beau-père et ma belle-mère.
Dans la soirée, une jeune fille apporte du village des choses empesées de
frais, très encombrantes. Anne se dépêche de serrer tout cela dans un bahut,
pendant qu'Yves m'envoie un coup d'œil d'intelligence, disant :
-
- Vous voyez, tous ces préparatifs en votre honneur !
J'avais bien deviné ce que c'était la coiffe de cérémonie et l'immense
collerette brodée de mille plis, qui doivent la parer pour la fête de demain
matin.
De mon côté, j'ai différents petits paquets que je désire faire
sortir inaperçus de ma malle, avec l'aide d'Yves : des bonbons, des dragées, une
croix d'or pour la marraine. Mais Anne aussi a vu tout cela du coin de son œil
et se met à rire. Tant pis ! et on ne peut pas réussir à se faire des mystères
dans un logis où il n'y a qu'une seule porte et qu'un seul appartement pour
tout le monde.
Petit Pierre, lui, toujours tout rond comme un bébé de bronze, continue de
dormir dans la même pose, les poings fermés sous le menton, jamais bébé naissant
ne fut si beau ni si sage.
… Quand je prends congé d'eux tous, Yves se lève aussi pour venir me
conduire jusqu'au village, où je dois coucher à l'auberge.
…Dehors, dans le sentier creux, sous les branches, il fait absolument noir
on y est enveloppé d'une obscurité double, celle des grands arbres et celle de
la nuit.
C'est un genre de calme auquel nous ne sommes plus habitués, celui des
bois. Et puis la mer n'est pas là, ce pays de Toulven en est très éloigné. Nous
écoutons, il nous semble toujours, que nous devons entendre dans le lointain son
bruit familier mais non, c'est partout le silence. Rien que des frôlements à
peine perceptibles dans l'épaisseur verte, faibles bruits d'ailes qui
s'ouvrent, trémoussements légers d'oiseaux qui ont de petits rêves dans leur
sommeil.
On sent toujours les chèvrefeuilles mais, avec la nuit, il est venu une fraicheur
pénétrante et des odeurs de mousse, de terre, d'humidité bretonne.
Toutes ces campagnes qui dorment, toutes ces collines boisées qui nous
entourent, tous ces sommeils d'arbres, toutes ces tranquillités nous
oppressent. Nous nous sentons un peu des étrangers au milieu de tout cela, et
la mer nous manque, la mer, qui est en somme le grand espace ouvert, le grand
champ libre sur lequel nous nous sommes accoutumés à courir.
Yves subit ces impressions et me les exprime d'une manière naïve, d'une
manière à lui, qui n'est guère intelligible que pour moi. Au milieu de son
bonheur, une inquiétude le trouble ce soir, presque un regret d'être venu
étourdiment fixer sa destinée dans cette chaumière perdue.
Et puis nous rencontrons un calvaire, qui tend dans l'obscurité ses deux
bras gris, et nous songeons à toutes ces vieilles chapelles de granit, qui sont
posées çà et là autour de nous, isolées au milieu des bois de hêtres et dans
lesquelles veillent des esprits de morts.