ROSPOR EDEN

Rosporden 2023, HPPR rend hommage à Pierre Loti et en particulier à son oeuvre "Mon frère Yves"

Mon frère Yves (un grand repas)

 XLVI

La nuit de juin descendait doucement, avec beaucoup de calme et de silence, sur le pays breton. Dans le chemin creux, on commençait à ne plus y voir.

Le vieux Corentin Keremenen était de retour, en effet, de son travail aux champs et nous attendait sur sa porte. Même il avait eu le temps de faire sa toilette, il avait mis son grand chapeau à boucle d'argent et sa veste des fêtes en drap bleu, ornée de paillettes de métal et d'une broderie dans le dos, représentant le saint sacrement.

… Il y a une agitation joyeuse dans cette chaumière, un air des grands jours. Les chandeliers de cuivre sont allumés sur la table, qui est recouverte d'une belle nappe. Les bahuts, les escabeaux, les vieilles boiseries de chêne reluisent comme des miroirs on sent qu'Yves a passé par là.

Ces chandeliers n'éclairent pas loin et il y a dans cette chaumière des recoins noirs on voit s’émouvoir de grandes choses bien blanches, qui sont les coiffes à larges ailes et les collerettes plissées des femmes; autrement les fonds sont très obscurs la lumière vient mourir en tremblotant sur le granit des murailles, sur les solives irrégulières et noircies par le temps qui portent le chaume du toit. Toujours ce chaume et ce granit brut qui jettent encore dans les villages bretons une note de l'époque primitive.

… On apporte sur la table la bonne soupe qui fume et nous nous asseyons alentour, Yves à ma gauche, Anne à ma droite.

C'est un grand repas, plusieurs poulets à diverses sauces, des crêpes de sarrasin, des omelettes au lard et au sucre, du vin et du cidre doré qui mousse dans nos verres.

Yves me dit à part, tout bas

-        C'est un très bon homme, mon beau-père; et ma belle-mère Marianne, vous ne pouvez pas vous figurer quelle bonne femme elle est. J'aime beaucoup mon beau-père et ma belle-mère.

Dans la soirée, une jeune fille apporte du village des choses empesées de frais, très encombrantes. Anne se dépêche de serrer tout cela dans un bahut, pendant qu'Yves m'envoie un coup d'œil d'intelligence, disant :

-        - Vous voyez, tous ces préparatifs en votre honneur !

J'avais bien deviné ce que c'était la coiffe de cérémonie et l'immense collerette brodée de mille plis, qui doivent la parer pour la fête de demain matin.

De mon côté, j'ai différents petits paquets que je désire faire sortir inaperçus de ma malle, avec l'aide d'Yves : des bonbons, des dragées, une croix d'or pour la marraine. Mais Anne aussi a vu tout cela du coin de son œil et se met à rire. Tant pis ! et on ne peut pas réussir à se faire des mystères dans un logis où il n'y a qu'une seule porte et qu'un seul appartement pour tout le monde.

Petit Pierre, lui, toujours tout rond comme un bébé de bronze, continue de dormir dans la même pose, les poings fermés sous le menton, jamais bébé naissant ne fut si beau ni si sage.

… Quand je prends congé d'eux tous, Yves se lève aussi pour venir me conduire jusqu'au village, où je dois coucher à l'auberge.

…Dehors, dans le sentier creux, sous les branches, il fait absolument noir on y est enveloppé d'une obscurité double, celle des grands arbres et celle de la nuit.

C'est un genre de calme auquel nous ne sommes plus habitués, celui des bois. Et puis la mer n'est pas là, ce pays de Toulven en est très éloigné. Nous écoutons, il nous semble toujours, que nous devons entendre dans le lointain son bruit familier mais non, c'est partout le silence. Rien que des frôlements à peine perceptibles dans l'épaisseur verte, faibles bruits d'ailes qui s'ouvrent, trémoussements légers d'oiseaux qui ont de petits rêves dans leur sommeil.

On sent toujours les chèvrefeuilles mais, avec la nuit, il est venu une fraicheur pénétrante et des odeurs de mousse, de terre, d'humidité bretonne.

Toutes ces campagnes qui dorment, toutes ces collines boisées qui nous entourent, tous ces sommeils d'arbres, toutes ces tranquillités nous oppressent. Nous nous sentons un peu des étrangers au milieu de tout cela, et la mer nous manque, la mer, qui est en somme le grand espace ouvert, le grand champ libre sur lequel nous nous sommes accoutumés à courir.

Yves subit ces impressions et me les exprime d'une manière naïve, d'une manière à lui, qui n'est guère intelligible que pour moi. Au milieu de son bonheur, une inquiétude le trouble ce soir, presque un regret d'être venu étourdiment fixer sa destinée dans cette chaumière perdue.

Et puis nous rencontrons un calvaire, qui tend dans l'obscurité ses deux bras gris, et nous songeons à toutes ces vieilles chapelles de granit, qui sont posées çà et là autour de nous, isolées au milieu des bois de hêtres et dans lesquelles veillent des esprits de morts.