L
17 juin 1878.
De bonne heure, nous sommes debout pour aller dans les bois ramasser des
luzes (petits fruits d'un noir bleu que l'on trouve dans les plus épais
fourrés, sur des plantes qui ressemblent au gui de chêne).
Anne ne portait plus son beau costume de fête: elle avait mis une grande
collerette unie et une coiffe plus simple. Sa robe bretonne en drap bleu était
ornée de broderies jaunes sur chaque côté de son corsage, c'étaient des
dessins imitant de ces rangées d'yeux comme en ont les papillons sur leurs
ailes.
Le long des sentiers creux, dans la nuit verte, nous rencontrions des
femmes qui allaient à Toulven entendre la première messe du matin. Du fond de
ces longs couloirs de verdure, on les voyait venir avec leurs collerettes, avec
leurs hautes coiffes blanches, dont les pans retombaient symétriques sur leurs
oreilles, comme des bonnets d'Égyptiens. Leur taille était très serrée dans des
doubles corsages de drap bleu qui ressemblaient à des corselets d'insectes et
sur lesquels étaient brodées toujours les mêmes bigarrures, les mêmes rangées
d'yeux de papillon. Au passage, elles. nous disaient bonjour en langue
bretonne, et leur figure tranquille avait des expressions primitives.
Et puis, sur les portes des chaumières antiques en granit gris qui étaient
enfouies dans les arbres, nous trouvions des vieilles assises et gardant des
petits enfants; des vieilles aux longs cheveux blancs dépeignés, aux haillons
de drap bleu coupés à la mode d'autrefois, avec des restes de broderies bretonnes et de
rangées d'yeux la misère et la sauvagerie du vieux temps.
Des fougères, des fougères, tout le long do ces
chemins, les espèces les plus découpées, les plus ânes, les plus rares,
agrandies là dam l'ombre humide, formant des gerbes et des tapis et puis des digitales
pourprées s'élançant comme des fusées roses, et, plus roses encore que les digitales, les silènes de
Bretagne, semant sur toute cette verdure fraîche leurs petites étoiles d'une
couleur de carmin.
… A nous peut-être la verdure semble plus verte, les bois plus silencieux,
les senteurs plus pénétrantes, à nous qui habitons les maisons de planches au
milieu du bruit de la mer.
-
Moi, je trouve qu'on est très bien ici, disait Yves. Un peu plus tard,
quand le petit Pierre sera seulement assez grand pour que je l'emmène par la main, nous
nous en irons tous deux ramasser toute sorte de choses dans les bois, et puis
chasser. C'est cela, j'achèterai un fusil, dès que je serai un peu riche, pour
tuer les loups. Il me semble à moi que je ne m'ennuierai jamais dans ce pays.
Je savais bien, hélas 1 qu'il s'y ennuierait à la longue; mais c'était
inutile de le lui dire et il fallait bien lui laisser sa joie, comme aux
enfants. D'ailleurs, lui aussi allait partir; deux jours après moi, il devait rejoindra
Brest, pour s'embarquer do nouveau. Ce n'était qu'un tout petit repos dans
notre vie, ce séjour en Toulven, qu'un petit entr'acte de Bretagne après
lequel notre métier de mer nous attendait.
…Nous fûmes bientôt au milieu des bois plus do sentiers ni de chaumières
rien que des collines M succédant au loin, couvertes de hêtres, de
broussailles, de chênes et de bruyères. Et des fleurs, une profusion de fleurs;
tout ce pays était fleuri comme un éden des chèvrefeuilles, de grands asphodèles
en quenouilles blanches et des digitales en quenouilles roses.
Dans le lointain, le chant des coucous dans les arbres, et autour de nous,
des bruits d'abeilles.
Les luzes croissaient cà et là, sur le sol pierreux, mêlées
aux bruyères fleuries. Anne trouvait toujours les plus bettes, et m'en donnait
à pleine main. Et le grand Yves nous regardait faire avec un sourire très
grave, ayant conscience de jouer, pour la première fois, une espèce de rôle de mentor et s'en
trouvant très surpris.
Le lieu était sauvage. Cos collines boisées, ces tapis de lichen, cela ressemblait à
des paysages des temps passés, tout en ne portant la marque d'aucune époque
précise. Mais le costume d'Anne était du plein moyen âge et alors on avait
l'impression de cette période-là.
Non pas le moyen âge sombre et crépusculaire compris par Gustave Doré, mais
le moyen Age au soleil et plein de fleurs, de ces mêmes éternelles fleurs des
champs de la Gaule qui s'épanouissaient aussi pour nos ancêtres.
…Onze heures quand nous revînmes à la chaumière des vieux Keremenen pour
dîner il faisait très chaud cet été-là, en Bretagne toutes ces fougères, toutes
ces fleurettes roses des chemins se courbaient sous ce soleil inusité, qui les
fatiguait môme à travers les branchages verts.
…Une heure. Pour moi, temps de partir. J'allai embrasser d'abord petit
Pierre, qui dormait toujours dans sa corbeille de chêne antique, comme si ces
quatre jours ne lui avaient pas suffi pour se remettre de toute la
fatigue qu'il avait prise pour Venir au monde.
Je fis mes adieux à tous. Yves, pensif, debout contre la porto, m'attendait
pour m'accompagner jusqu'à Toulven, où la diligence devait me prendre et me
mener à la station de Bannalec. Anne et le vieux Corentin voulurent aussi me
reconduire.
…Et, quand je vis s'éloigner Toulven, le clocher gris et l'étang triste,
mon cœur se serra. Dans combien d'années reviendrais-je en Bretagne? Encore une
fois nous étions séparés, mon frère et moi, et tous deux nous nous en allions à
l'inconnu. Je m'inquiétais de son avenir, sur lequel je voyais peser des nuages
très sombres. Et puis je songeais aussi à ces Keremenen, dont l'accueil m'avait
touché; je me demandais si mon pauvre cher Yves, avec ses défauts terribles et
son caractère indomptable, n'allait pas leur apporter malheur, sous leur toit
de chaume couvert de petites fleurs roses.