ROSPOR EDEN

Rosporden 2023, HPPR rend hommage à Pierre Loti et en particulier à son oeuvre "Mon frère Yves"
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Mon frère Yves ( le long des sentiers )

L

17 juin 1878.

De bonne heure, nous sommes debout pour aller dans les bois ramasser des luzes (petits fruits d'un noir bleu que l'on trouve dans les plus épais fourrés, sur des plantes qui ressemblent au gui de chêne).

Anne ne portait plus son beau costume de fête: elle avait mis une grande collerette unie et une coiffe plus simple. Sa robe bretonne en drap bleu était ornée de broderies jaunes sur chaque côté de son corsage, c'étaient des dessins imitant de ces rangées d'yeux comme en ont les papillons sur leurs ailes.

Le long des sentiers creux, dans la nuit verte, nous rencontrions des femmes qui allaient à Toulven entendre la première messe du matin. Du fond de ces longs couloirs de verdure, on les voyait venir avec leurs collerettes, avec leurs hautes coiffes blanches, dont les pans retombaient symétriques sur leurs oreilles, comme des bonnets d'Égyptiens. Leur taille était très serrée dans des doubles corsages de drap bleu qui ressemblaient à des corselets d'insectes et sur lesquels étaient brodées toujours les mêmes bigarrures, les mêmes rangées d'yeux de papillon. Au passage, elles. nous disaient bonjour en langue bretonne, et leur figure tranquille avait des expressions primitives.

Et puis, sur les portes des chaumières antiques en granit gris qui étaient enfouies dans les arbres, nous trouvions des vieilles assises et gardant des petits enfants; des vieilles aux longs cheveux blancs dépeignés, aux haillons de drap bleu coupés à la mode d'autrefois, avec des restes de broderies bretonnes et de rangées d'yeux la misère et la sauvagerie du vieux temps.

Des fougères, des fougères, tout le long do ces chemins, les espèces les plus découpées, les plus ânes, les plus rares, agrandies  dam l'ombre humide, formant des gerbes et des tapis et puis des digitales pourprées s'élançant comme des fusées roses, et, plus roses encore que les digitales, les silènes de Bretagne, semant sur toute cette verdure fraîche leurs petites étoiles d'une couleur de carmin.

… A nous peut-être la verdure semble plus verte, les bois plus silencieux, les senteurs plus pénétrantes, à nous qui habitons les maisons de planches au milieu du bruit de la mer.

-        Moi, je trouve qu'on est très bien ici, disait Yves. Un peu plus tard, quand le petit Pierre sera seulement assez grand pour que je l'emmène par la main, nous nous en irons tous deux ramasser toute sorte de choses dans les bois, et puis chasser. C'est cela, j'achèterai un fusil, dès que je serai un peu riche, pour tuer les loups. Il me semble à moi que je ne m'ennuierai jamais dans ce pays.

Je savais bien, hélas 1 qu'il s'y ennuierait à la longue; mais c'était inutile de le lui dire et il fallait bien lui laisser sa joie, comme aux enfants. D'ailleurs, lui aussi allait partir; deux jours après moi, il devait rejoindra Brest, pour s'embarquer do nouveau. Ce n'était qu'un tout petit repos dans notre vie, ce séjour en Toulven, qu'un petit entr'acte de Bretagne après lequel notre métier de mer nous attendait.

…Nous fûmes bientôt au milieu des bois plus do sentiers ni de chaumières rien que des collines M succédant au loin, couvertes de hêtres, de broussailles, de chênes et de bruyères. Et des fleurs, une profusion de fleurs; tout ce pays était fleuri comme un éden des chèvrefeuilles, de grands asphodèles en quenouilles blanches et des digitales en quenouilles roses.

Dans le lointain, le chant des coucous dans les arbres, et autour de nous, des bruits d'abeilles.

 Les luzes croissaient  et là, sur le sol pierreux, mêlées aux bruyères fleuries. Anne trouvait toujours les plus bettes, et m'en donnait à pleine main. Et le grand Yves nous regardait faire avec un sourire très grave, ayant conscience de jouer, pour la première fois, une espèce de rôle de mentor et s'en trouvant très surpris.

Le lieu était sauvage. Cos collines boisées, ces tapis de lichen, cela ressemblait à des paysages des temps passés, tout en ne portant la marque d'aucune époque précise. Mais le costume d'Anne était du plein moyen âge et alors on avait l'impression de cette période-là.

Non pas le moyen âge sombre et crépusculaire compris par Gustave Doré, mais le moyen Age au soleil et plein de fleurs, de ces mêmes éternelles fleurs des champs de la Gaule qui s'épanouissaient aussi pour nos ancêtres.

…Onze heures quand nous revînmes à la chaumière des vieux Keremenen pour dîner il faisait très chaud cet été-là, en Bretagne toutes ces fougères, toutes ces fleurettes roses des chemins se courbaient sous ce soleil inusité, qui les fatiguait môme à travers les branchages verts.

…Une heure. Pour moi, temps de partir. J'allai embrasser d'abord petit Pierre, qui dormait toujours dans sa corbeille de chêne antique, comme si ces quatre jours ne lui avaient pas suffi pour se remettre de toute la fatigue qu'il avait prise pour Venir au monde.

Je fis mes adieux à tous. Yves, pensif, debout contre la porto, m'attendait pour m'accompagner jusqu'à Toulven, où la diligence devait me prendre et me mener à la station de Bannalec. Anne et le vieux Corentin voulurent aussi me reconduire.

…Et, quand je vis s'éloigner Toulven, le clocher gris et l'étang triste, mon cœur se serra. Dans combien d'années reviendrais-je en Bretagne? Encore une fois nous étions séparés, mon frère et moi, et tous deux nous nous en allions à l'inconnu. Je m'inquiétais de son avenir, sur lequel je voyais peser des nuages très sombres. Et puis je songeais aussi à ces Keremenen, dont l'accueil m'avait touché; je me demandais si mon pauvre cher Yves, avec ses défauts terribles et son caractère indomptable, n'allait pas leur apporter malheur, sous leur toit de chaume couvert de petites fleurs roses.

Mon frère Yves (Toulven au printemps)

 LXVIII

Dimanche, 31 mars 1881.

Toulven au printemps; les sentiers pleins de primevères. Un premier souffle un peu tiède passe et surprend délicieusement, passe sur les branchages des chênes et des hêtres, sur les grands bois effeuillés, et nous apporte, dans cette Bretagne grise, des effluves d'ailleurs, des ressouvenirs de pays lumineux. Un été pâle va venir, avec de longues, longues soirées douces.

Nous sommes tous sortis sur la porte de la chaumière, les deux vieux Keremenen, Yves, sa femme, et puis Anne, la petite Corentine et le petit Pierre. Des chants d'église, que nous avions d'abord entendus dans le lointain, se rapprochent très lentement. C'est la procession qui arrive d'un pas rythmé, la première procession du printemps. La voilà dans le chemin vert, elle va passer devant nous.

Monte-moi, parrain, monte. dit petit Pierre, qui me tend les bras pour se faire prendre à mon cou, pour mieux voir.

Mais Yves le veut pour lui, et, l'enlevant très haut, le pose, tout debout sur sa tête alors petit Pierre sourit de se trouver si grand, et plonge ses mains dans les branches moussues des vieux arbres. La bannière de la Vierge passe, portée par deux jeunes hommes recueillis et graves. Tous les hommes de Trémeulé et de Toulven la suivent, tête nue, jeunes et vieux, leur feutre bas, de longs cheveux, blonds ou blanchis par l'âge, qui tombent sur des vestes bretonnes ornées de broderies vieilles.

Toutes les femmes viennent derrière des corselets noirs tout brodés d'yeux, un petit brouhaha contenu de voix qui prononcent des mots celtiques, un remuement de grandes choses en mousseline blanche sur les têtes. La vieille sage-femme défile la dernière, courbée et trottant menu, toujours avec son allure de fée; elle nous adresse un signe de connaissance et menace petit Pierre, par plaisanterie, du bout de son bâton.

Cela s'éloigne et le bruit aussi.

Maintenant nous voyons, par derrière et de loin toute cette Me qui monte entre les étroites parois de mousse, tout ce plein sentier de coiffes à grandes ailes et de collerettes blanches.

Cela s'en va, en zigzags, montant toujours vers Saint-Éloi de Toulven. C'est très bizarre, cette queue de procession.

Oh ! toutes ces coiffes dit Anne, qui a fini son chapelet la première, et qui se met à rire, saisie de l'effet de toutes ces têtes blanches élargies par les tuyaux de mousseline.

C'est fini, perdu dans les lointains de la voûte de hêtres; on ne voit plus que le vert tendre du chemin, et les touffes de primevères semées partout végétations hâtives qui n'ont pas pris le temps de voir le soleil, et qui se pressent sur la mousse en gros bouquets compacts, d'un jaune pâle de soufre, d'une teinte laiteuse d'ambre. Les Bretons les appellent fleurs de lait.

Je prends petit Pierre par la main, et l'emmène avec moi dans les bois, pour laisser Yves seul avec ses parents. Ils ont des affaires très graves, parait il, à discuter ensemble; toujours ces questions d'intérêt et de partage qui, à la campagne, tiennent une si grande place dans la vie.

Cette fois, il s'agit d'un rêve qu'ils ont fait tous deux, Yves et sa femme réunir tout leur avoir et bâtir une petite maison, couverte en ardoise, dans Toulven. J'aurai ma chambre à moi, dans cette petite maison, et on y mettra des vieilleries bretonnes que j'aime, et des fleurs et des fougères. Ils ne veulent plus demeurer dans les grandes villes, ni dans Brest surtout c'est trop mauvais pour Yves.

-        Comme ça, dit-il, c'est vrai que je n'habiterai pas bien souvent chez moi mais, quand je pourrai y venir, nous y serons tout à fait heureux. Et puis vous comprenez, c'est surtout pour plus tard, quand j'aurai ma retraite je serai très bien dans ma maison, avec mon petit jardin.

La retraite ! …Toujours ce rêve que les matelots commencent à faire en pleine jeunesse, comme si leur vie présente n'était qu'un temps d'épreuve. Prendre sa retraite, vers quarante ans après avoir fait les cent coups par le monde, posséder un petit coin de terre à soi, y vivre très sage et n'en plus sortir devenir quelqu'un de posé dans son hameau, dans sa paroisse, marguillier après avoir été rouleur de mer vieux diable, se faire bon ermite, bien tranquille. combien d'entre eux sont fauchés avant de l'atteindre, cette heure plus paisible de l'âge mûr ? Et, pourtant, interro. gez-les, ils y songent tous.

Cette manière sûre qu'Yves avait trouvée pour être sage lui avait réussi très bien; à bord, il était le marin exemplaire qu'il avait toujours été, et, à terre, nous ne nous quittions plus.

A dater de cette mauvaise journée qui avait commencé l'an 81, notre façon d'être ensemble avait complètement changé, et je le traitais à présent tout à fait en frère.

Sur cette Sèvre, un très petit bateau où nous vivions, entre officiers, dans une intimité bien cordiale, Yves était maintenant de notre bande. Au théâtre, dans notre loge; de part dans nos entreprises généralement quelconques. Lui, intimidé d'abord, refusant, se dérobant, avait fini par se laisser faire, parce qu'il se sentait aimé de tous. Et moi, j'espérais dans ce moyen nouveau et peut être étrange, le rapprocher de moi le plus possible et l'élever au-dessus de sa vie passée, de ses amis d'autrefois.

Cette chose qu'on est convenu d'appeler éducation, cette espèce de vernis, appliqué d'ailleurs assez grossièrement sur tant d'autres, manquait tout à fait à mon frère Yves; mais il avait par nature un certain tact, une délicatesse beaucoup plus rares et qui ne se donnent pas. Quand il était avec nous, il se tenait si bien à sa place toujours, que lui-même commençait à s'y trouver à l'aise. Il parlait très peu, et jamais pour dire ces choses banales que tout le monde a dites. Et môme, lorsqu'il quittait sa tenue de marin pour prendre certain costume gris fort bien ajusté avec des gants de Suède d'une nuance assortie, alors, tout en gardant sa désinvolture de forban, sa tête en arrière et sa peau bronzée, il prenait tout à coup fort grand air.

Cela nous amusait, de le mener avec nous, de le présenter à de braves gens auxquels son silence et sa carrure imposaient, et qui le trouvaient dédaigneux. Et c'était drôle, le lendemain, de le voir redevenu matelot, aussi bon gabier que devant. Donc, nous étions dans les bois de Toulven, ,petit Pierre et moi, à chercher des fleurs pendant le conseil de famille.

Nous en trouvions beaucoup, des primevères jaune pâle, des pervenches violettes, des bourraches bleues, et môme des silènes roses, les premières du printemps.

Petit Pierre en ramassait tant qu'il pouvait, très agité, ne sachant jamais auxquelles courir, et poussant de gros soupirs, comme accablé d'une besogne très importante il me les apportait bien vite par petits paquets, toutes mal cueillies, à moitié chiffonnées dans ses petits doigts, et la queue trop courte.

De la hauteur où nous étions, on voyait des bois à perte de vue les épines-mires étaient déjà fleuries toutes les branches, toutes les brindilles rougeâtres, pleines de bourgeons, attendaient le printemps. Et, là-bas, l'église de Toulven dressait au milieu de ce pays d'arbres sa flèche grise.

Nous étions restés si longtemps dehors, qu'on avait mis Corentine en vigie dans le sentier vert pour annoncer notre retour. Nous la voyions de loin qui sautait, qui sautait, qui faisait le diable toute seule, avec sa grande coiffe et sa collerette au vent. Et elle criait bien fort

-        Les voilà qui arrivent, Pierre brass et Pierre vienn ? (Pierre grand et Pierre petit) en se donnant la main tous deux.

Et elle tournait la chose en chanson et la chantait sur un air de Bretagne très vif, en dansant en mesure

Les voilà qui arrivent

Et ils se donnent la main tous deux,

Pierre brass et Pierre vienn 1

Sa grande coiffe et sa collerette au vent, elle dansait comme une petite poupée devenue folle. Et la nuit tombait, nuit de mars, toujours triste, sous la voûte effeuillée, des vieux arbres. Un froid courait tout à coup comme un frisson de mort sur les bois, après le soleil tiède du jour :

Et ils se donnent la main tous deux,

Pierre brass et Pierre vienn !

Et Pierre vienn Bugel-du !

Bugel-du (le petit bonhomme noir), ce môme surnom qu'Yves avait porté, elle le donnait à son petit cousin Pierre, toujours à cause de cette couleur bronzée des Kermadec. Alors je l'appelai :  Moisel vienn pen-melen (petite demoiselle à la tête jaune) et ce nom lui resta; il lui allait bien, à cause de ses cheveux toujours échappés de sa coiffe, comme des écheveaux do soie couleur d'or.

Tout le monde avait l'air heureux dans la chaumière, et Yves me prit à part pour me dire qu'on s'était très bien entendu. Le vieux Corentin leur donnait deux mille francs, et une tante leur en prêtait mille autres. Avec cela, ils pourraient acheter un terrain à terme et commencer tout de suite à bâtir.

Après diner, vite il fallut aller prendre la voiture à Toulven, et le train à Bannalec. Yves et moi, nous nous en retournions à Lorient, où notre Sèvre nous attendait dans le port.

Vers onze heures, quand nous fîmes rentrés dans le logis de hasard que nous avions loué en ville, Yves, avant de se coucher, arrangea dans des vases nos fleurs des bois de Toulven. Pour la première fois de sa vie, il faisait pareil ouvrage il était étonné de lui-même et de trouver jolies ces pauvres fleurettes auxquelles il n'avait encore jamais pris garde.

- Eh bien, dit-il, quand j'aurai ma petite maison à Toulven, j'en mettrai chez nous, car je trouve que ça fait très bien. C'est pourtant vous, tenez, qui m'avez donné l'idée de ces choses…

Mon frère Yves (arrangements de famille)

 LXX

Toulven, 30 avril 1881

Ceci se passe dans la chaumière des vieux Keremenen, à la tombée de la nuit, un soir d'avril. Nous sommes toute une bande qui rentrons de la promenade Yves, Marie, Anne, la petite Corentine Penmelen et le petit Pierre Bugel-du.

Il y a quatre chandelles allumées dans la chaumière (trois, cela ferait la noce du chat, et cela porterait malheur).

Sur la vieille table de chêne massif, polie par les années, on a préparé du papier, des plumes, et du sable. On a rangé des bancs tout autour. Des choses très solennelles vont se passer.

Nous déposons notre moisson d'herbes et de fleurs, qui met dans la chaumière une odeur d'avril, et puis nous prenons place.

Encore deux bonnes vieilles qui entrent, l'air important elles disent bonsoir avec une révérence qui fait dresser tout debout leur grande collerette empesée et s'assoient dans les coins. Puis Pierre Kerbras, le fiancé d'Anne. Enfin tout le monde est placé, nous sommes au complet.

C'est la grande soirée des arrangements de famille, où les vieux Keremenen vont exécuter la promesse qu'ils ont faite à leurs enfants. Ils se lèvent tous deux pour ouvrir un bahut antique, dont les sculptures représentent des Sacrés-Cœurs alternant avec des coqs ils remuent des papiers, des bardes, puis, tout au tond, prennent un petit sac qui paraît lourd. Ensuite ils vont à leur lit, retournent la paillasse et cherchent dessous un second sac

Ils les vident sur la table, devant leur fils Yves, et on voit paraitre toutes ces belles pièces d'or et d'argent, marquées d'effigies anciennes, qui, depuis un demi-siècle, s'étaient amassées une à une et dormaient. On les compte par petits tas ce sont les deux mille francs promis.

Maintenant c'est le tour de la vieille tante, qui se lève et vient vider un troisième petit sac encore mille francs d'or.

La vieille voisine s'avance la dernière; elle en apporte cinq cents dans un pied de bas. Tout cela, c'est pour prêter à Yves, tout cela s'entasse devant lui. Il signe deux petits reçus sur du papier blanc et les remet aux vieilles prêteuses qui font leur. révérence pour partir, et que l'on retient, comme l'usage le commande, pour boire un verre de cidre avec nous.

C'est fini. Tout cela s'est passé sans notaire, sans acte, sans discussion, avec une confiance et une honnêteté qui sont choses à Toulven.

Pan pan pan à la porte. C'est l'entrepreneur maçon, et il arrive juste à point.

Avec celui-là, par exemple, on emploiera le papier timbré; c'est un vieux roué de Quimper, qui n'entend qu'à moitié le français, mais qui parait pas mal sournois, tout de même, avec ses manières de la ville.

J'ai mission de lui faire comprendre un plan de maison que nous avons combiné dans nos soirées de bord, et où figure ma chambre. Je discute la confection des moindres parties, et le prix de tous les matériaux, prenant un air de m'y connaître qui impose à ce vieux, mais qui nous fait rire, Yves et moi, quand par malheur nos yeux se rencontrent.

Sur une feuille timbrée du prix de douze sous, j'écris deux pages de clauses et de détails a Une maison bâtie en granit, cimentée avec du sable de rivière, blanchie à la chaux, charpentée en châtaignier, avec jardin devant, grenier à lucarne, auvents peints en vert, etc., etc., le tout terminé avant le 1er mai de l'année prochaine et au prix fixé d'avance de deux mille neuf cent cinquante francs.

J'en ai une vraie fatigue, de ce travail et de cette tension d'esprit je suis très étonné de moi-même et je les vois tous émerveillées de ma prévoyance et de mon économie c'est inouï les choses que ces bonnes gens me font faire.

Enfin c'est signé, parafé. On boit du cidre, en se serrant la main à la ronde. Et voilà Yves propriétaire en Toulven. Ils ont l'air si heureux, Marie et lui, que je ne regrette pas ma peine, pour sûr.

Les deux bonnes vieilles font leur révérence définitive, et tous les autres, même petit Pierre, qui n'a pas voulu se coucher, .viennent, par la belle nuit qu'il fait, me reconduire, au clair de lune, jusqu'à l'auberge.

Toulven, 1er mai 1881.

Nous sommes très affairés, Yves et moi, aidés du vieux Corentin Keremenen, à mesurer avec une corde le terrain à acquérir.

D'abord il a fallu en faire le choix, et cela nous a pris toute la matinée d'hier. Pour Yves, c'était là une question très sérieuse, arrêter l'emplacement de cette petite maison, où il entrevoit, au fond d'un lointain mélancolique et étrange, sa retraite, sa vieillesse et sa mort.

Après beaucoup d'allées et de venues, nous nous sommes décidés pour cet endroit-ci. C'est à l'entrée de Toulven, sur la route qui mène à Rosporden, un point élevé, devant une petite place de village qui est égayée ce matin par une population de poules tapageuses et d'enfants roses. D'un côté on verra Toulven et l'église, de l'autre les grands bois.

Pour le moment, ce n'est encore qu'un champ d'avoine très vert. Nous l'avons bien mesuré dans toutes les dimensions au prix où est le mètre carré, il y en aura pour quatorze cent quatre-vingt dix francs, plus les honoraires du notaire.

Comme il va falloir qu'Yves soit sage et fasse des économies pour payer tout cela ! Il devient très sérieux quand il y songe.

Mon frère Yves (... encore la Bretagne)

 LXXVII

Toulven, octobre 1881.

... Encore la pâle Bretagne au soleil d'automne! Encore les vieux sentiers bretons, les hêtres et les bruyères. Je croyais avoir dit adieu à ce pays pour longtemps, et je le retrouve avec une singulière mélancolie. Mon retour a été brusque, inattendu, comme le sont souvent nos retours ou nos départs de marins.

Une belle journée d'octobre, un tiède soleil, une vapeur blanche et légère répandue comme un voile sur la campagne. C'est partout cette grande tranquillité qui est particulière aux derniers beaux jours; déjà des senteurs d'humidité et de feuilles tombées, déjà un sentiment d'automne répandu dans l'air. Je me retrouve dans les bois connus de Trémeulé, sur la hauteur d'où l'on domine tout le pays de Toulven. A mes pieds, l'étang, immobile sous cette vapeur qui plane, et, au loin, des horizons tout boisés, comme ils devaient J'être aux temps anciens de la Gaule.

Et ceux qui sont  près de moi, assis parmi les mille petites fleurs de la bruyère, ce sont mes amis de Bretagne, mon frère Yves et le petit Pierre, son fils.

C'est un peu mon pays maintenant, ce Toulven. Il y a un très petit nombre d'années, il m'était étranger, et Yves, auquel pourtant je donnais déjà le nom de frère, comptait à peine pour moi. Les aspects de la vie changent, tout arrive, se transforme et passe.

Il y en a tant de ces bruyères, que, dans les lointains, on dirait dos tapis roses. Los scabieuses tardives sont encore fleuries, tout en haut de leurs tiges longues; et les premières grandes ondées qui ont passé, ont déjà semé la terre de feuilles mortes.

C'était vrai, ce qu'Yves m'avait écrit il était devenu très sage. On venait de l'embarquer sur un des vaisseaux en rade de Brest, ce qui semblait lui assurer un séjour de deux ans dans son pays. Marie, sa femme, s'était installée près de lui dans le faubourg de Recouvrance, en attendant cette petite maison de Toulven, qui montait de terre lentement, avec de gros murs bien épais et bien solides, à la mode d'autrefois. Elle avait accueilli mon retour imprévu comme une bénédiction du ciel; car ma présence à Brest, auprès d'eux, allait la rassurer beaucoup.

Yves devenu très sage, et, comme cola, tout de suite, sans qu'on sût quelle circonstance décisive l'avait ainsi changé, on avait peine à y croire ! Et Marie me confirmait ce bonheur très timidement elle en parlait comme de ces choses instables, fugitives, qu'on a pour de faire s'envoler rien qu'en les exprimant par des mots.

Mon frère Yves (souvenirs de Toulven)

 XCV

20 octobre 1882 

Je me souviens de ce jour passé en Bretagne. Nous trois, courant sous le ciel gris, dans ces bois de Toulven, Marie, Anne et moi.

Ma tête encore toute pleine de soleil et de mer bleue, et cette Bretagne revue tout à coup et si vite pour quelques heures, absolument comme dans les rêves que nous en faisions à la mer. Il me semblait comprendre son charme pour la première fois.

Et Yves resté là-bas, lui, dans le Grand-Océan.

Le sentir si loin, et me retrouver seul dans ces sentiers de Toulven !

Nous courions comme des fous tous les trois dans les chemins verts, sous le ciel gris, elles avec leurs grandes coiffes au vent. La nuit allait bientôt venir, et c'était pour faire pendant cette dernière heure de jour la moisson de fougères et de bruyères bretonnes que je devais, le lendemain matin, emporter avec moi à Paris. Oh ces départs, toujours rapides, changeant tout, jetant leur tristesse sur les choses qu'on va quitter, et nous lançant après dans l'inconnu !

Cette fois encore, c'était la grande mélancolie de l'arrière-automne l'air resté tiède, la verdure admirable, presque l'intensité de vert des tropiques, mais toujours ce ciel breton tout gris et sombre, et déjà des senteurs de feuilles mortes et d'hiver. Nous avions laissé petit Pierre à la maison pour courir plus vite. En route, nous cueillions les dernières digitales, les derniers silènes roses, les dernières scabieuses.

Dans les chemins creux, dans la nuit verte, nous rencontrions les vieillards à longue chevelure, les femmes au corselet de drap brodé de rangées d'yeux. Il y avait des carrefours mystérieux au milieu de ces bois. Au loin, on voyait les collines boisées s'étager en lignes monotones, toujours cet horizon sans âge du pays de Toulven; ce même horizon que les Celtes devaient voir, les derniers plans de la vue se perdant dans les obscurités grises, dans les tons bleuâtres qui passaient au noir.

Oh ! mon cher petit Pierre, comme je l'avais embrassé fort en arrivant sur cette route de Toulven De très loin, j'avais vu venir ce petit bonhomme, que je ne reconnaissais pas, et qui courait à ma rencontre en sautant comme un cabri. On lui avait dit « C'est ton parrain qui arrive là-bas, et alors il avait pris sa course, était grandi et embelli, avec un certain air plus entreprenant et plus tapageur.

Ce fut à ce voyage que je vis pour la première et la dernière fois la petite Yvonne, une fille d'Yves qui était née après notre départ, et qui ne fit sur la terre qu'une courte apparition de quelques mois. Elle était toute pareille à lui mêmes yeux, même regard. Étrange ressemblance que celle d'une si petite créature avec un homme.

Un jour, elle s'en retourna dans les régions mystérieuses d'où elle était venue, rappelée tout à coup par une maladie d'enfant, à laquelle ni la vieille sage-femme ni la grande penseuse de Toulven n'avaient rien compris. Et on l'emporta là-bas au pied de l'église, ses yeux semblables à ceux d'Yves fermés pour jamais.

Dans ces bois, nous avions passé nos deux heures de jour. Après souper seulement, nous étions allés, Marie et moi, voir au clair de lune où en était leur nouveau logis.

A la place du champ d'avoine que nous avions mesuré en juin de l'année précédente s'élevaient maintenant les quatre murailles de la maison d'Yves elle n'avait encore ni auvent, ni plancher, ni toiture, et, au clair de lune, elle ressemblait à une ruine.

Nous nous assîmes au milieu, sur des pierres, nous trouvant seuls tous deux pour la première fois.

C'est d'Yves que nous parlions, cela va bien sans dire. Elle m'interrogeait anxieusement sur lui, sur son avenir, pensant que je connaissais plus profondément qu'elle ce mari qu'elle adorait avec une espèce de crainte, sans le comprendre. Et moi, je la rassurais, car j'espérais beaucoup le forban avait pour lui son bon et brave cœur alors, en le prenant par là, nous devions à la fin réussir.

Anne apparut tout à coup, venue sans bruit pour écouter et nous fit peur.

-        - Oh Marie, dit-elle, change de place bien vite si tu voyais derrière toi comme c'est vilain, ton ombre

En effet, nous n'y avions pas pris garde. Sa tête seule éclairée par la lune, avec les ailes de sa coiffe qui remuaient au vent, donnait derrière elle, sur le mur tout neuf, l'image d'une chauve-souris très grande et très laide. C'était assez pour nous porter malheur.

Dans Toulven, les binious sonnaient. Pour rentrer à l'auberge, où elles venaient toutes deux me reconduire, il nous fallut traverser une fête inattendue, éclairée par la lune. C'était une noce de riches et on dansait en plein air, sur la place. Je m'arrêtai, avec Anne et Marie, pour regarder la longue chaîne de la gavotte tournoyer et courir, menée par la voix aigre des cornemuses. La belle lune rendait plus blanches les coiffes des femmes, qui passaient devant nous comme envolées dans le vent et la vitesse; on voyait sur la poitrine des hommes briller rapidement les gorgerins brodés, les paillettes d'argent.

A l'autre bout de Toulven, encore du monde. Cela ne semblait pas naturel, cette animation dans le village, la nuit. Encore des coiffes qui couraient, qui se pressaient pour mieux voir. C'était une bande de pèlerins qui revenaient de Lourdes et faisaient leur entrée en chantant des cantiques.

-        Il y a eu deux miracles, monsieur, on l'a su ce matin par le télégraphe.

Je me retournai et vis Pierre Kerbras, le fiancé d'Anne, qui me donnait ce renseignement. Les pèlerins passèrent, ayant au cou leurs grands chapelets derrière, il y avait deux vieilles femmes infirmes qui n'avaient pas été guéries, elles, et que des jeunes gens rapportaient dans leurs bras. Le lendemain matin, le vieux Corentin, Anne et le petit Pierre, en habits de dimanche, vinrent me ,reconduire dans le char à bancs de Pierre Kerbras, jusqu'à la station de Bannalec.

Dans le compartiment où je montai, deux vieilles dames anglaises étaient déjà installées.

On me fit passer petit Pierre, sa bonne figure couleur de pêche dorée, à embrasser par la portière, et lui éclata de rire en apercevant un petit chien bull que les ladies portaient dans leur sac de voyage armorié. Il avait pourtant du chagrin parce que je m'en allais; mais ce petit chien dans ce sac, il le trouvait si drôle, qu'il m'en pouvait plus revenir. Et les vieilles ladies souriaient aussi, disant que petit Pierre était a very beautiful baby.

Et puis ce fut fini de la Bretagne pour longtemps; j'y avais passé vingt heures, et, le lendemain matin, elle était déjà bien loin de moi.

Mon frère Yves (la maison de Toulven)

 19 mai.

Permission de huit jours. A midi, je suis en chemin de fer, en route pour Toulven. Pluie tout le long du chemin sur les campagnes bretonnes. Dans les prés, dans les vallées ombreuses, tout est plein d'eau.

De Bannalec à Toulven, une heure de voiture à travers les bois. Le regard fixé en avant, je cherche la flèche en granit de l'église au fond de l'horizon vert.

La voilà qui parait, reflétée profondément, en dessous, dans l'étang morne. Le beau temps est revenu avec un pâle ciel bleu.

Toulven La voiture s'arrête. Yves est là à m'attendre, tenant petit Pierre par la main. Nous nous regardons tous deux, et voilà que d'abord une même envie de rire nous prend en môme temps, à cause de nos moustaches. Cela change nos figures et nous nous trouvons drôles. Nous ne nous étions pas vus depuis que les marins ont le droit d'en porter. Yves exprime l'avis que cela nous donne un air beaucoup plus dégourdi. Après, nous nous embrassons.

Comme il est encore devenu beau, le petit Pierre, et plus grand, et plus fort ! Nous partons ensemble, traversant Toulven, où les bonnes gens me connaissent, et sortent sur leur porte pour me voir arriver. Nous défilons dans l'étroite rue grise, aux maisons centenaires, aux murs de granit massif. Je reconnais la vieille à profil de chouette qui a présidé à la naissance de mon filleul; eUe me fait bonjour de la tête par une fenêtre ouverte. Les grandes coiffes, les collerettes, les paillettes des corsages, se détachent dans les embrasures profondes, sur les fonds obscurs, et tout cela me jette au passage ces impressions des vieux temps morts qui sont particulières à la Bretagne.

Petit Pierre, que nous tenons par la main, marche maintenant comme un homme. Il n'avait encore rien dit, un peu saisi do me revoir; mais le voilà qui cause; il lève vers moi sa figure ronde et me regarde déjà comme quelqu'un d'ami A qui on fait part do ses réflexions. Petite voix douce que je n'ai pas encore beaucoup entendue. Comme il a l'accent de Bretagne

Parrain, tu m'as apporté mon mouton? Heureusement je m'étais rappelé cette promesse de l'an dernier; il était dans ma malle, ce mouton à roulettes, pour mon petit Pierre. Et j'apportais aussi des flambeaux, ayant des figures de perruches de France, que j'avais promis à mon autre grand enfant, Yves.

Voici la maison, gaie et blanche, toute neuve, avec ses entourages de fenêtres en grand breton, ses auvents verts, son grenier à lucarne, et, derrière, l'horizon des bois.

Nous entrons. En bas, dans la cuisine à grande cheminée, Marie et la petite Corentine nous attendent.

Mais tout de suite, Yves me prie de monter, car il a hâte de me faire voir le haut, leur belle chambre blanche. avec ses rideaux de mousseline et ses meubles db cerisier verni.

Et puis Il ouvre une autre porte

présent, frère, voilà chez vous

Et il me regarde, anxieux de l'effet produit, après tant de mal qu'Us so sont donné, sa femme et lui, pour que je trouve tout à mon goût.

J'entre, touché, ému. Elle est toute blanche, ma chambre et on y sent un parfum délicieux, il y a partout des fleurs qu'on est allé chercher très loin pour moi dans les vases de la cheminée, des touffes de réséda et de gros bouquets de pois de senteur; dans Je foyer, c'est rempli de bruyères.

Ils n'ont pas pu se décider, par exemple, à y mettre des vieux meubles, des vieilleries bretonnes. et ils s'en excusent, n'ayant rien trouvé à leur idée d'assez joli ni d'assez propre. On est elle à Quimper m'acheter un lit comme le leur, en cerisier, qui est un bois clair, d'une couleur gaie, un peu rose. Les tables et les chaises sont pareilles. Les plus petits détails sont arrangés avec tendresse; sur tes murs, il y a, dans des cadres dorés, des dessins que j'ai faits jadis et une grande photographie du clocher à jour de Saint-Pol-de-Léon, que j'avais donnée à Yves du temps que nous naviguions ensemble sur la mer brumeuse.

Par terre, les planches sont nettes comme du bois neuf.

Vous voyez, frère, c'est tout blanc comme à bord, dit Yves, qui a lui-même blanchi partout avec tant do soin, et qui se déchausse chaque fois qu'il monte pour ne pas salir ses escaliers. Il faut tout voir, tout visiter, même le grenier à lucarne. où sont rangées les pommes de terre et les cosses do bois pour l'hiver; même le vestibule de l'escalier, où est suspendu, comme un ex-voto de marin dans une chapelle de la Vierge, le bateau en miniature qu'Yves a construit pendant ses toi sirs dans sa hune du Primauguet; et puis le jardin  des fraisiers et de petites salades commencent à pousser te long des allées toutes fraîches. Maintenant nous sommes à table, Yves, Marie, la petite Corentine, le petit Pierre et moi, autour de la nappe bien blanche sur laquelle le dîner est posé. Yves, mon frère Yves, se trouve drôle et s'in timide tout à coup dans son rôle de maitre de mai son. Alors c'est moi qui suis obligé de découper, et comme c'est la première fois do ma vie, je m'en- brouille aussi.

Mon frère Yves (au cimetière)

 XCIX (suite)

A ce dîner, je mange pour leur faire plaisir; mais ce bonheur si complet que je sens là près de moi et dont je suis un peu cause, cette reconnaissance si profonde qui m'entoure, tout cela m'impressionne très étrangement. Être au milieu de ces choses rares, cela me surprend comme une nouveauté délicieuse.

Vous savez, me dit Yves, bas comme en confidence, maintenant je vais à la messe le dimanche avec elle.

Et il fait du côté de sa femme une petite grimace de soumission enfantine, très comique avec son air sérieux. D'ailleurs sa manière d'être avec Marie a tout à fait changé, et j'ai bien vu en entrant que l'amour était enfin venu s'installer pour tout de bon dans la maison neuve. Alors mes chers amis n'ont plus rien à attendre de meilleur sur terre; comme Yves le dit, il faudrait seulement pour voir arrêter la pendule du temps pour que cette grande joie de leurs rêves accomplis ne s'en aille plus.

Eux aussi sont silencieux dans leur bonheur, comme s'ils craignaient de l'effaroucher en parlent trop tort et trop gaîment.

D'ailleurs nous avons à causer dos morts, de cette petite Yvonne qui s'en est allée l'automne dernier sans attendre le retour du Primauguet, et qu'Yves n'a jamais vue; puis du pauvre vieux Corentin, son grand-père, qui a fini pendant les froids de décembre.

C'est Marie qui raconte.

Il était devenu très difficile sur sa fin, monsieur, lui qui était un homme si doux. Il disait que nous ne savions pas le soigner et il ne faisait que demander son fils Yves : Oh si Yves était ici, il m'aiderait, lui, il me prendrait dans ses bons bras pour me retourner dans mon lit. » La dernière nuit, tout le temps, il l'appelait.

Et Yves reprend

Ce qui me cause le plus de chagrin quand je pense à notre père, c'est que justement-nous nous étions un peu fâchés le jour que je suis parti, vous savez, pour ce partage? Vous ne pouvez croire, frère, comme cela me revient souvent en tête, cette dispute avec lui.

Le dîner est fini; c'est le soir, le long soir tiède de mai. Nous nous acheminons, Yves et moi, vers l'église, pour faire visite à une croix blanche qui est là sur un tertre avec des fleurs

YVONNE KERMADEC, treize mois.

Il parait qu'elle me ressemblait tout à fait, dit Yves.

Et cette ressemblance de la petite morte avec lui le rond très pensif.

En regardant la croix, le tertre et les fleurs, nous songeons tous deux à ce mystère petite fille qui était de son sang, issue de lui, qui avait ses yeux, et alors. probablement aussi une âme pareille, et qui est déjà rendue au sol breton. C'est comme si quelque chose de lui-même s'en était déjà retourné a la terre; c'est comme des arrhes qu'il aurait déjà données à la poussière éternelle.

Dans quatre ans, cette petite croix qu'un voyait de loin n'existera plus; on enlèvera Yvonne, son tertre et ses fleurs. Même ses petits os s'en iront aussi se mêler aux autres, aux antiques, sous l'église, dans l'ossuaire.

Quatre ans encore on la verra, cette croix, et un y tira ce nom de petite fille.

Elle est tout au bord de l'étang; dans l'eau dormante et profonde, elle se reflète à côté do la haute flèche grise. Sur le tertre, des œillets fleuris font des touffes blanches, déjà indécises dans la nuit qui arrive. L'étang ressemble à un miroir, d'un jaune pâle, couleur do lumière mourante, comme celle du ciel au couchant; et, tout autour, on voit la ligne déjà noire des grands bois.

Les fleurs des tombes donnent leurs odeurs douces du soir. Un calme tiède nous environne et semble s'épaissir.

On entend dans le lointain les hiboux qui s'appellent, on ne distingue plus les œillets blancs d'Yvonne. La nuit d'été est venue.

Alors un grand bruit nous tait frissonner tout à coup, au milieu de ce silence où nous songions aux morts. C'est l'Angelus qui sonne, là, très près, au-dessus de nous, dans le clocher et l'air s'emplit de lourdes vibrations d'airain.

Pourtant nous n'avons vu personne entrer dans l'église, qui est fermée et obscure.

Qui sonne? dit Yves, inquiet, qui peut sonner ? Pas moi qui voudrais le faire, toujours. Non, sûr que je n'entrerais pas dans l'église à l'heure qu'il est, et pas même pour tout l'or du monde, encore

Nous nous en allons de ce cimetière; Il s'y fait trop de bruit décidément; l'Angelus y est étrange il y éveille des sonorités inattendues, dans les eaux de l'étang, dans la terre des morts, dans la nuit. Non pas que nous ayons pour de la pauvre petite tombe aux œillets blancs, mais ce sont les autres, ces bosses de gazon qui sont autour de nous, ces tertres d'inconnus.

Dix heures. Je vais dormir ma première nuit sous le toit de mon frère Yves.

Dix heures sonnées. Nous nous sommes déjà dit bonsoir, et le voilà qui rouvre ma porte. C'est pour les fleurs. Elles pourraient peut être vous faire du mal; nous venons de penser cela.

Et il emporte tout, les résédas, les pois de senteur, même les gerbes de bruyère.