ROSPOR EDEN

Rosporden 2023, HPPR rend hommage à Pierre Loti et en particulier à son oeuvre "Mon frère Yves"

Mon frère Yves (au cimetière)

 XCIX (suite)

A ce dîner, je mange pour leur faire plaisir; mais ce bonheur si complet que je sens là près de moi et dont je suis un peu cause, cette reconnaissance si profonde qui m'entoure, tout cela m'impressionne très étrangement. Être au milieu de ces choses rares, cela me surprend comme une nouveauté délicieuse.

Vous savez, me dit Yves, bas comme en confidence, maintenant je vais à la messe le dimanche avec elle.

Et il fait du côté de sa femme une petite grimace de soumission enfantine, très comique avec son air sérieux. D'ailleurs sa manière d'être avec Marie a tout à fait changé, et j'ai bien vu en entrant que l'amour était enfin venu s'installer pour tout de bon dans la maison neuve. Alors mes chers amis n'ont plus rien à attendre de meilleur sur terre; comme Yves le dit, il faudrait seulement pour voir arrêter la pendule du temps pour que cette grande joie de leurs rêves accomplis ne s'en aille plus.

Eux aussi sont silencieux dans leur bonheur, comme s'ils craignaient de l'effaroucher en parlent trop tort et trop gaîment.

D'ailleurs nous avons à causer dos morts, de cette petite Yvonne qui s'en est allée l'automne dernier sans attendre le retour du Primauguet, et qu'Yves n'a jamais vue; puis du pauvre vieux Corentin, son grand-père, qui a fini pendant les froids de décembre.

C'est Marie qui raconte.

Il était devenu très difficile sur sa fin, monsieur, lui qui était un homme si doux. Il disait que nous ne savions pas le soigner et il ne faisait que demander son fils Yves : Oh si Yves était ici, il m'aiderait, lui, il me prendrait dans ses bons bras pour me retourner dans mon lit. » La dernière nuit, tout le temps, il l'appelait.

Et Yves reprend

Ce qui me cause le plus de chagrin quand je pense à notre père, c'est que justement-nous nous étions un peu fâchés le jour que je suis parti, vous savez, pour ce partage? Vous ne pouvez croire, frère, comme cela me revient souvent en tête, cette dispute avec lui.

Le dîner est fini; c'est le soir, le long soir tiède de mai. Nous nous acheminons, Yves et moi, vers l'église, pour faire visite à une croix blanche qui est là sur un tertre avec des fleurs

YVONNE KERMADEC, treize mois.

Il parait qu'elle me ressemblait tout à fait, dit Yves.

Et cette ressemblance de la petite morte avec lui le rond très pensif.

En regardant la croix, le tertre et les fleurs, nous songeons tous deux à ce mystère petite fille qui était de son sang, issue de lui, qui avait ses yeux, et alors. probablement aussi une âme pareille, et qui est déjà rendue au sol breton. C'est comme si quelque chose de lui-même s'en était déjà retourné a la terre; c'est comme des arrhes qu'il aurait déjà données à la poussière éternelle.

Dans quatre ans, cette petite croix qu'un voyait de loin n'existera plus; on enlèvera Yvonne, son tertre et ses fleurs. Même ses petits os s'en iront aussi se mêler aux autres, aux antiques, sous l'église, dans l'ossuaire.

Quatre ans encore on la verra, cette croix, et un y tira ce nom de petite fille.

Elle est tout au bord de l'étang; dans l'eau dormante et profonde, elle se reflète à côté do la haute flèche grise. Sur le tertre, des œillets fleuris font des touffes blanches, déjà indécises dans la nuit qui arrive. L'étang ressemble à un miroir, d'un jaune pâle, couleur do lumière mourante, comme celle du ciel au couchant; et, tout autour, on voit la ligne déjà noire des grands bois.

Les fleurs des tombes donnent leurs odeurs douces du soir. Un calme tiède nous environne et semble s'épaissir.

On entend dans le lointain les hiboux qui s'appellent, on ne distingue plus les œillets blancs d'Yvonne. La nuit d'été est venue.

Alors un grand bruit nous tait frissonner tout à coup, au milieu de ce silence où nous songions aux morts. C'est l'Angelus qui sonne, là, très près, au-dessus de nous, dans le clocher et l'air s'emplit de lourdes vibrations d'airain.

Pourtant nous n'avons vu personne entrer dans l'église, qui est fermée et obscure.

Qui sonne? dit Yves, inquiet, qui peut sonner ? Pas moi qui voudrais le faire, toujours. Non, sûr que je n'entrerais pas dans l'église à l'heure qu'il est, et pas même pour tout l'or du monde, encore

Nous nous en allons de ce cimetière; Il s'y fait trop de bruit décidément; l'Angelus y est étrange il y éveille des sonorités inattendues, dans les eaux de l'étang, dans la terre des morts, dans la nuit. Non pas que nous ayons pour de la pauvre petite tombe aux œillets blancs, mais ce sont les autres, ces bosses de gazon qui sont autour de nous, ces tertres d'inconnus.

Dix heures. Je vais dormir ma première nuit sous le toit de mon frère Yves.

Dix heures sonnées. Nous nous sommes déjà dit bonsoir, et le voilà qui rouvre ma porte. C'est pour les fleurs. Elles pourraient peut être vous faire du mal; nous venons de penser cela.

Et il emporte tout, les résédas, les pois de senteur, même les gerbes de bruyère.