XCIX (suite)
A ce dîner, je mange pour leur faire plaisir; mais ce bonheur si complet que je sens là près de moi et dont je suis un peu cause, cette reconnaissance si profonde qui m'entoure, tout cela m'impressionne très étrangement. Être au milieu de ces choses rares, cela me surprend comme une nouveauté délicieuse.
Vous savez,
me dit Yves, bas comme en confidence, maintenant je vais à la messe le dimanche
avec elle.
Et il fait
du côté de sa femme une petite grimace de soumission enfantine, très comique
avec son air sérieux. D'ailleurs sa manière d'être avec Marie a tout à fait
changé, et j'ai bien vu en entrant que l'amour était enfin venu s'installer
pour tout de bon dans la maison neuve. Alors mes chers amis n'ont plus rien à
attendre de meilleur sur terre; comme Yves le dit, il faudrait seulement pour
voir arrêter la pendule du temps pour que cette grande joie de leurs
rêves accomplis ne s'en aille plus.
Eux aussi
sont silencieux dans leur bonheur, comme s'ils craignaient de l'effaroucher en
parlent trop tort et trop gaîment.
D'ailleurs
nous avons à causer dos morts, de cette petite Yvonne qui s'en est allée l'automne
dernier sans attendre le retour du Primauguet, et qu'Yves n'a jamais
vue; puis du pauvre vieux Corentin, son grand-père, qui a fini pendant
les froids de décembre.
C'est Marie qui
raconte.
Il était
devenu très difficile sur sa fin, monsieur, lui qui était un homme si
doux. Il disait que nous ne savions pas le soigner et il ne faisait
que demander son fils Yves : Oh si Yves était ici, il m'aiderait, lui, il me
prendrait dans ses bons bras pour me retourner dans mon lit. » La dernière nuit, tout
le temps, il l'appelait.
Et Yves
reprend
Ce qui me
cause le plus de chagrin quand je pense à notre père, c'est que justement-nous
nous étions un peu fâchés le jour que je suis parti, vous savez, pour ce
partage? Vous ne pouvez croire, frère, comme cela me revient souvent en tête,
cette dispute avec lui.
Le dîner est
fini; c'est le soir, le long soir tiède de mai. Nous nous acheminons, Yves
et moi, vers l'église, pour faire visite à une croix blanche qui est
là sur un tertre avec des fleurs
YVONNE KERMADEC, treize mois.
Il parait
qu'elle me ressemblait tout à fait, dit Yves.
Et
cette ressemblance de la petite morte avec lui le rond très pensif.
En regardant
la croix, le tertre et les fleurs, nous songeons tous deux à ce
mystère petite fille qui était de son sang, issue de lui, qui avait ses yeux,
et alors. probablement aussi une âme pareille, et qui est déjà rendue au sol
breton. C'est comme si quelque chose de lui-même s'en était déjà
retourné a la terre; c'est comme des arrhes qu'il aurait déjà données
à la poussière éternelle.
Dans quatre
ans, cette petite croix qu'un voyait de loin n'existera plus; on enlèvera
Yvonne, son tertre et ses fleurs. Même ses petits os s'en iront aussi se mêler
aux autres, aux antiques, sous l'église, dans l'ossuaire.
Quatre ans
encore on la verra, cette croix, et un y tira ce nom de petite fille.
Elle est
tout au bord de l'étang; dans l'eau dormante et
profonde, elle se reflète à côté do la haute flèche grise.
Sur le tertre, des œillets fleuris font des touffes blanches, déjà
indécises dans la nuit qui arrive. L'étang ressemble à un
miroir, d'un jaune pâle, couleur do lumière mourante, comme celle du
ciel au couchant; et, tout autour, on voit la ligne déjà noire des grands bois.
Les fleurs
des tombes donnent leurs odeurs douces du soir. Un calme tiède nous
environne et semble s'épaissir.
On entend
dans le lointain les hiboux qui s'appellent, on ne distingue plus les œillets blancs
d'Yvonne. La nuit d'été est venue.
Alors un
grand bruit nous tait frissonner tout à coup, au milieu de ce silence où nous
songions aux morts. C'est l'Angelus qui sonne, là, très
près, au-dessus de nous, dans le clocher et l'air s'emplit de lourdes vibrations
d'airain.
Pourtant
nous n'avons vu personne entrer dans l'église, qui est fermée et
obscure.
Qui sonne?
dit Yves, inquiet, qui peut sonner ? Pas moi qui voudrais le faire, toujours.
Non, sûr que je n'entrerais pas dans l'église à l'heure qu'il est,
et pas même pour tout l'or du monde, encore
Nous nous
en allons de ce cimetière; Il s'y fait trop de bruit décidément; l'Angelus
y est étrange il y éveille des sonorités inattendues, dans les eaux
de l'étang, dans la terre des morts, dans la nuit. Non pas que nous ayons pour de la pauvre petite tombe aux œillets blancs,
mais ce sont les autres, ces bosses de gazon qui sont autour de nous, ces
tertres d'inconnus.
Dix heures.
Je vais dormir ma première nuit sous le toit de mon frère Yves.
Dix heures sonnées. Nous
nous sommes déjà dit bonsoir, et le voilà qui rouvre ma porte. C'est pour
les fleurs. Elles pourraient peut être vous faire du mal; nous venons
de penser cela.