ROSPOR EDEN

Rosporden 2023, HPPR rend hommage à Pierre Loti et en particulier à son oeuvre "Mon frère Yves"

Mon frères Yves (derniers chapitres)

CI 

La grande pendule, inexorable, a encore marché ; dans quelques heures, je vais partir, et bientôt mon frère Yves s'en ira aussi, tous deux au loin, à l'inconnu.

C'est le dernier jour, le dernier soir. Yves, petit Pierre et moi, nous allons à la chaumière des vieux Keremenen, pour ma visite d'adieu à la grand'mère Marianne.

Elle habite seule, maintenant, sous son toit plein de mousse, sous les grands chênes étendus en voûte. Pierre Kerbras et Anne, qui se sont mariés au printemps, font bâtir dans le village une vraie maison, en granit, pareille à celle d'Yves. Tous les enfants sont partis.

Pauvre chaumière, où s'agitaient si joyeusement, le jour du baptême, les belles coiffes et les collerettes blanches ! Déjà passé, tout cela à présent, elle est vide et silencieuse. Nous nous asseyons sur les vieux bancs de chêne, nous accoudant sur la table où nous avions fait le grand repas joyeux. La grand'mère est sur un escabeau, filant à sa quenouille, la tête basse; son air déjà devenu caduc et égaré.

Bien que le soleil ne soit pas encore très bas, ici il fait noir.

Autour de nous, rien que des choses d'autrefois, pauvres et primitives. Des chapelets très grossiers sont suspendus aux pierres brutes, au granit des murs; dans les coins perdus d'ombre, on aperçoit les cosses de chêne amassées pour l'hiver, et de vieux ustensiles de ménage, noircis et poudreux, aux formes anciennes et naïves.

Jamais nous n'avions si bien senti combien tout cela est passé et loin de nous.

C'est la vieille Bretagne d'autrefois, bientôt morte. 

Par la cheminée filtre la lumière du ciel, des tons verts tombent d'en haut sur les pierres de l'âtre, et par la porte ouverte on aperçoit le sentier breton, avec un rayon du soleil couchant dans les chèvrefeuilles et les fougères.

Nous devenons rêveurs, Yves et moi, dans cotte visite que nous sommes venus faire au logis des grands-parents.

D'ailleurs, la grand'mère Marianne ne parle que le breton. De temps en temps, Yves lui adresse la parole dans cette langue du passé elle répond, sourit, l'air heureux de nous regarder mais la conversation tombe vite et le silence revient.

Tristesse vague du soir, rêverie des temps lointains dans ce vieux logis qui bientôt s'abaissera au bord du chemin, qui tombera on ruine comme ses vieux hôtes et qu'on ne relèvera plus.

Petit Pierre est là avec nous. Il affectionne beaucoup, lui, cette chaumière, et cette vieille grand'mère, qui le gâte avec adoration. Il aime surtout la petite corbeille de chêne, œuvre d'un autre siècle, dans laquelle on l'avait mis quand il est né. Il est plus long que son berceau maintenant et s'en sort, assis dedans, comme d'une balançoire, promenant autour de lui ses yeux noirs éveillés. Et voilà maintenant la grand'mère, toute courbée, près de lui, l'échine arrondie sous sa collerette à fraise, qui le berce elle-même pour l'amuser. Elle le berce en chantant, et lui, de temps en temps, lance au milieu de ces notes grêles l'éclat de son rire d'enfant.

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch du !

Chante, pauvre vieille, de ta voix cassée qui tremble, chante la berceuse antique, l'air qui vient de loin dans la nuit des générations mortes et que tes petits-enfants ne sauront plus.

Boudoul, boudout ! galaïchen, galaïch du !

On s'attend à voir par la grande cheminée, avec la lueur qui descend d'en haut, des nains et des fées descendre.

Au-dehors, le soleil dore toujours les branches des chênes, les chèvrefeuilles et les fougères.

Au dedans, dans la chaumière isolée, tout est mystérieux et noir.

Boudoul, boudoul ! galaïchen, galaïch du !

Berce encore ton petit-fils, vieille femme en fraise blanche. Bientôt ce sera fini des chansons bretonnes et aussi des vieux Bretons.

Maintenant, petit Pierre joint ses mains pour faire sa prière du soir*

Mot pour mot, d'une voix très douce qui a beaucoup l'accent de Toulven, il répète en nous regardant tout ce que sa grand'mère sait de français

-        - Mon Dieu, ma bonne sainte Vierge, ma bonne sainte Anne, je vous prie pour mon père, pour ma mère, pour mon parrain, pour mes grands-parents, pour ma petite sœur Yvonne…

-       -  Pour mon oncle Goulven, qui est bien loin sur la mer, ajoute Yves d'une voix grave.

Et, encore plus recueilli

-        - Pour ma grand'mère de Plouherzel.

-        - Pour ma grand'mère de Plouherzel, répète petit Pierre.

Et puis il attend autre chose pour répéter encore, gardant toujours ses mains jointes.

Mais Yves a presque des larmes à ce souvenir poignant, qui lui revient tout à coup de sa mère, de sa chaumière, à lui, de son village de Plouherzel, que son fils connaîtra à peine et que lui ne reverra peut-être plus. Ainsi est la vie pour les enfants de la côte, pour les marins ils s'en vont, les lois de leur métier de mer les séparent d parents chéris qui savent à peine leur écrire et qu'ensuite ils ne revoient plus.

Je regarde Yves, et, comme nous nous comprenons sans nous parler, je pressens très bien ce à quoi il va penser.

Aujourd'hui il est heureux au delà de son rêve, beaucoup de choses sombres sont éloignées et vaincues, et pourtant, et après ? Le voilà tout à coup plongé dans je ne sais quel songe de passe et d'avenir, mélancolie étrange, et après ?

Boudoul galaïchen ! boudoul Ralaich du !

chante la vieille femme, le dos courbé sous sa fraise blanche.

Et après? Petit Pierre seul est en train de rire. Il tourne de côté et d'autre sa tête vive, bronzée et vigoureuse; la gaîté, la flamme de la vie toute neuve sont encore dans ses grands yeux noirs. Et après? Tout est sombre dans la chaumière abandonnée ; on dirait que les objets causent entre eux avec mystère du passé; la nuit va descendre autour de nous sur les grands bois.

Et après? Petit Pierre grandira, courra les mers, et nous, mon frère nous passerons, et tout ce que nous avons aimé avec nous, nos vieilles mères d'abord, puis tout et nous mêmes, les vieilles mères des chaumières bretonnes comme celles des villes, et la vieille Bretagne aussi, et tout, et toutes les choses de ce monde

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch do !

La nuit tombe, et une tristesse inattendue, profonde, nous prend au cœur. Pourtant, aujourd'hui nous sommes heureux.

CII

                              Et les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe rempli d'ilots.

GUSTAVE FLAUBERT, Salammbô.

Nous sortons tous les deux, laissant petit Pierre à sa grand-mère. Nous nous en allons par le sentier vert, sous la voûte des chênes et des hêtres, entendant de loin, dans la sonorité du soir, le bruit du berceau antique qui se balance, et la vieille chanson à dormir et l'éclat de ce rire d'enfant.

Dehors, il fait encore grand jour le soleil, très bas, dore la campagne tranquille.

-        - Allons encore jusqu'à la chapelle de Sain-Éloi, dit Yves.

Elle est en haut de la colline bien antique, toute rongée de mousse, toute barbue de lichens, seule toujours, formée et mystérieuse au milieu des bois. Elle ne s'ouvre qu'une fois l'an, pour le pardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l'heure d'une messe basse qu'on dit ? pour eux. C'était tout dernièrement ce pardon, et l'herbe est encore foulée par les sabots des bêtes qui sont venues.

Ce soir, c'est une tranquillité étrange autour de cette chapelle. Les horizons boisés s'étendent au loin paisibles, comme pris de sommeil il semble que ce soit aussi le soir de notre vie et que nous n'ayons plus qu'à nous reposer du repos éternel on regardant la nuit descendre sur les campagnes bretonnes, à nous éteindre doucement dans cette nature qui s'endort.

-        - C'est égal, dit Yves très songeur, je crois bien que ce sera quelque part par là-bas (par là-bas signifie Plouherzel) que je m'en retournerai quand je serai devenu vieux, pour qu'on me mette près de la chapelle de Kergrist, vous savez, là où je vous ai montré? Oui, sûr que je m'en irai par là-bas mourir.

La chapelle de Kergrist, dans le pays de Goëlo, sous le ciel le plus sombre le lac d'eau marine et, au milieu, les flots de granit, la grande bête accroupie qui dort sur une plaine grise. Je revois ce lieu. qui m'est apparu, il y a déjà plusieurs années, un jour d'hiver. Oui, je me rappelle que c'est là la terre d'Yves, le sol qui l'attend quand il est loin sur la mer, dans la nuit, dans le danger, c'est cette sépulture qu'il rêve.

-        - Yves, mon frère. Nous sommes de grands enfants, je t'assure. Souvent très gais quand il ne faudrait pas, nous voilà tristes et divaguant tout à fait pour un moment de paix et de bonheur qui par hasard nous est arrivé c'est tout au plus si le manque d'habitude nous excuse.

- A nous voir pourtant, qui se douterait que nous sommes capables de rêver tout éveillés, simplement parce que la nuit vient et qu'il fait calme dans ce bois

- Pense donc, nous avons à peu près trente-deux ans chacun; devant nous, la vie peut être bien longue encore, et il y aura des voyages, des dangers, des angoisses, et pour chacun de nous du soleil, et des enivrements, et de l'amour, et, qui sait ? peut être encore entre nous deux des scènes, et des rébellions, et des luttes !

En beaucoup moins de mots qu'il n'y en a ci-dessus, tout cela tomba au milieu de son rêve. Alors lui me répondit avec un air de reproche triste

- Au moins, vous savez bien, frère, que je suis changé maintenant et qu'il y a quelque chose qui est bien fini ce n'est pas de cela que vous voulez parler?

Et, moi, je serrai la main de mon frère Yves, en essayant de sourire comme quelqu'un qui aurait tout à fait confiance.

Les histoires de la vie devraient pouvoir être arrêtées à volonté comme celles des livres.