19 mai.
Permission de huit jours. A midi, je suis en chemin de fer, en route pour
Toulven. Pluie tout le long du chemin sur les campagnes bretonnes. Dans les
prés, dans les vallées ombreuses, tout est plein d'eau.
De Bannalec à Toulven, une heure de voiture à travers les bois. Le
regard fixé en avant, je cherche la flèche en granit de l'église au fond de
l'horizon vert.
La voilà qui parait, reflétée profondément, en dessous, dans l'étang morne.
Le beau temps est revenu avec un pâle ciel bleu.
Toulven La voiture s'arrête. Yves est là à m'attendre, tenant petit Pierre
par la main. Nous nous regardons tous deux, et voilà que d'abord une même envie de rire
nous prend en môme temps, à cause de nos moustaches. Cela change nos figures et
nous nous trouvons drôles. Nous ne nous étions pas vus depuis que les marins
ont le droit d'en porter. Yves exprime l'avis que cela nous donne un air
beaucoup plus dégourdi. Après, nous nous embrassons.
Comme il est encore devenu beau, le petit Pierre, et plus grand, et plus fort ! Nous partons ensemble, traversant Toulven, où les bonnes gens me
connaissent, et sortent sur leur porte pour me voir arriver. Nous défilons dans
l'étroite rue grise, aux maisons centenaires, aux murs de granit massif. Je
reconnais la vieille à profil de chouette qui a présidé à la naissance de mon
filleul; eUe me fait bonjour de la tête par une fenêtre ouverte. Les grandes
coiffes, les collerettes, les paillettes des corsages, se détachent dans les
embrasures profondes, sur les fonds obscurs, et tout cela me jette au passage
ces impressions des vieux temps morts qui sont particulières à la Bretagne.
Petit Pierre, que nous tenons par la main, marche maintenant comme un
homme. Il n'avait encore rien dit, un peu saisi do me revoir; mais le voilà qui cause;
il lève vers moi sa figure ronde et me regarde déjà comme quelqu'un d'ami A qui
on fait part do ses réflexions. Petite voix douce que je n'ai pas encore
beaucoup entendue. Comme il a l'accent de Bretagne
Parrain, tu m'as apporté mon mouton? Heureusement je m'étais rappelé cette
promesse de l'an dernier; il était dans ma malle, ce mouton à roulettes, pour
mon petit Pierre. Et j'apportais aussi des flambeaux, ayant des figures de perruches de France, que
j'avais promis à mon autre grand enfant, Yves.
Voici la maison, gaie et blanche, toute neuve, avec ses entourages de
fenêtres en grand breton, ses auvents verts, son grenier à lucarne, et,
derrière, l'horizon des bois.
Nous entrons. En bas, dans la cuisine à grande cheminée, Marie et la petite
Corentine nous attendent.
Mais tout de suite, Yves me prie de monter, car il a hâte de me faire voir
le haut, leur belle chambre blanche. avec ses rideaux de mousseline et ses meubles
db cerisier verni.
Et puis Il ouvre une autre porte
A présent, frère, voilà chez vous
Et il me regarde, anxieux de l'effet produit, après tant de mal qu'Us so
sont donné, sa femme et lui, pour que je trouve tout à mon goût.
J'entre, touché, ému. Elle est toute blanche, ma chambre et on y sent un
parfum délicieux, il y a partout des fleurs qu'on est allé chercher très loin pour moi dans les
vases de la cheminée, des touffes de réséda et de gros bouquets de pois de
senteur; dans Je foyer, c'est rempli de bruyères.
Ils n'ont pas pu se décider, par exemple, à y mettre des vieux meubles, des
vieilleries bretonnes. et ils s'en excusent, n'ayant rien trouvé à leur idée d'assez
joli ni d'assez propre. On est elle à Quimper m'acheter un lit comme
le leur, en cerisier, qui est un bois clair, d'une couleur gaie, un peu rose.
Les tables et les chaises sont pareilles. Les plus petits détails sont arrangés
avec tendresse; sur tes murs, il y a, dans des cadres dorés, des dessins que
j'ai faits jadis et une grande photographie du clocher à jour de
Saint-Pol-de-Léon, que j'avais donnée à Yves du temps que
nous naviguions ensemble sur la mer brumeuse.
Par terre, les planches sont nettes comme du bois neuf.
Vous voyez, frère, c'est tout blanc comme à bord, dit Yves, qui a lui-même blanchi partout
avec tant do soin, et qui se déchausse chaque fois qu'il monte pour ne pas
salir ses escaliers. Il faut tout voir, tout visiter, même le grenier à
lucarne. où sont rangées les pommes de terre et les cosses do bois pour l'hiver; même le vestibule
de l'escalier, où est suspendu, comme un ex-voto de marin dans une chapelle de
la Vierge, le bateau en miniature qu'Yves a construit pendant ses toi sirs dans
sa hune du Primauguet; et puis le jardin où des fraisiers et de petites salades
commencent à pousser te long des allées toutes fraîches. Maintenant nous sommes
à table, Yves, Marie, la petite Corentine, le petit Pierre et moi, autour
de la nappe bien blanche sur laquelle le dîner est posé. Yves, mon frère Yves,
se trouve drôle et s'in timide tout à coup dans son rôle de maitre de mai son. Alors c'est moi
qui suis obligé de découper, et comme c'est la première fois do ma vie, je m'en- brouille aussi.