ROSPOR EDEN

Rosporden 2023, HPPR rend hommage à Pierre Loti et en particulier à son oeuvre "Mon frère Yves"

Mon frère Yves (la maison de Toulven)

 19 mai.

Permission de huit jours. A midi, je suis en chemin de fer, en route pour Toulven. Pluie tout le long du chemin sur les campagnes bretonnes. Dans les prés, dans les vallées ombreuses, tout est plein d'eau.

De Bannalec à Toulven, une heure de voiture à travers les bois. Le regard fixé en avant, je cherche la flèche en granit de l'église au fond de l'horizon vert.

La voilà qui parait, reflétée profondément, en dessous, dans l'étang morne. Le beau temps est revenu avec un pâle ciel bleu.

Toulven La voiture s'arrête. Yves est là à m'attendre, tenant petit Pierre par la main. Nous nous regardons tous deux, et voilà que d'abord une même envie de rire nous prend en môme temps, à cause de nos moustaches. Cela change nos figures et nous nous trouvons drôles. Nous ne nous étions pas vus depuis que les marins ont le droit d'en porter. Yves exprime l'avis que cela nous donne un air beaucoup plus dégourdi. Après, nous nous embrassons.

Comme il est encore devenu beau, le petit Pierre, et plus grand, et plus fort ! Nous partons ensemble, traversant Toulven, où les bonnes gens me connaissent, et sortent sur leur porte pour me voir arriver. Nous défilons dans l'étroite rue grise, aux maisons centenaires, aux murs de granit massif. Je reconnais la vieille à profil de chouette qui a présidé à la naissance de mon filleul; eUe me fait bonjour de la tête par une fenêtre ouverte. Les grandes coiffes, les collerettes, les paillettes des corsages, se détachent dans les embrasures profondes, sur les fonds obscurs, et tout cela me jette au passage ces impressions des vieux temps morts qui sont particulières à la Bretagne.

Petit Pierre, que nous tenons par la main, marche maintenant comme un homme. Il n'avait encore rien dit, un peu saisi do me revoir; mais le voilà qui cause; il lève vers moi sa figure ronde et me regarde déjà comme quelqu'un d'ami A qui on fait part do ses réflexions. Petite voix douce que je n'ai pas encore beaucoup entendue. Comme il a l'accent de Bretagne

Parrain, tu m'as apporté mon mouton? Heureusement je m'étais rappelé cette promesse de l'an dernier; il était dans ma malle, ce mouton à roulettes, pour mon petit Pierre. Et j'apportais aussi des flambeaux, ayant des figures de perruches de France, que j'avais promis à mon autre grand enfant, Yves.

Voici la maison, gaie et blanche, toute neuve, avec ses entourages de fenêtres en grand breton, ses auvents verts, son grenier à lucarne, et, derrière, l'horizon des bois.

Nous entrons. En bas, dans la cuisine à grande cheminée, Marie et la petite Corentine nous attendent.

Mais tout de suite, Yves me prie de monter, car il a hâte de me faire voir le haut, leur belle chambre blanche. avec ses rideaux de mousseline et ses meubles db cerisier verni.

Et puis Il ouvre une autre porte

présent, frère, voilà chez vous

Et il me regarde, anxieux de l'effet produit, après tant de mal qu'Us so sont donné, sa femme et lui, pour que je trouve tout à mon goût.

J'entre, touché, ému. Elle est toute blanche, ma chambre et on y sent un parfum délicieux, il y a partout des fleurs qu'on est allé chercher très loin pour moi dans les vases de la cheminée, des touffes de réséda et de gros bouquets de pois de senteur; dans Je foyer, c'est rempli de bruyères.

Ils n'ont pas pu se décider, par exemple, à y mettre des vieux meubles, des vieilleries bretonnes. et ils s'en excusent, n'ayant rien trouvé à leur idée d'assez joli ni d'assez propre. On est elle à Quimper m'acheter un lit comme le leur, en cerisier, qui est un bois clair, d'une couleur gaie, un peu rose. Les tables et les chaises sont pareilles. Les plus petits détails sont arrangés avec tendresse; sur tes murs, il y a, dans des cadres dorés, des dessins que j'ai faits jadis et une grande photographie du clocher à jour de Saint-Pol-de-Léon, que j'avais donnée à Yves du temps que nous naviguions ensemble sur la mer brumeuse.

Par terre, les planches sont nettes comme du bois neuf.

Vous voyez, frère, c'est tout blanc comme à bord, dit Yves, qui a lui-même blanchi partout avec tant do soin, et qui se déchausse chaque fois qu'il monte pour ne pas salir ses escaliers. Il faut tout voir, tout visiter, même le grenier à lucarne. où sont rangées les pommes de terre et les cosses do bois pour l'hiver; même le vestibule de l'escalier, où est suspendu, comme un ex-voto de marin dans une chapelle de la Vierge, le bateau en miniature qu'Yves a construit pendant ses toi sirs dans sa hune du Primauguet; et puis le jardin  des fraisiers et de petites salades commencent à pousser te long des allées toutes fraîches. Maintenant nous sommes à table, Yves, Marie, la petite Corentine, le petit Pierre et moi, autour de la nappe bien blanche sur laquelle le dîner est posé. Yves, mon frère Yves, se trouve drôle et s'in timide tout à coup dans son rôle de maitre de mai son. Alors c'est moi qui suis obligé de découper, et comme c'est la première fois do ma vie, je m'en- brouille aussi.