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Toulven, 30 avril 1881
Ceci se passe dans la chaumière des vieux Keremenen, à la tombée de la
nuit, un soir d'avril. Nous sommes toute une bande qui rentrons de la promenade
Yves, Marie, Anne, la petite Corentine Penmelen et le
petit Pierre Bugel-du.
Il y a quatre chandelles allumées dans la chaumière (trois, cela ferait la
noce du chat, et cela porterait malheur).
Sur la vieille table de chêne massif, polie par les années, on a préparé du
papier, des plumes, et du sable. On a rangé des bancs tout autour. Des choses
très solennelles vont se passer.
Nous déposons notre moisson d'herbes et de fleurs, qui met dans la chaumière
une odeur d'avril, et puis nous prenons place.
Encore deux bonnes vieilles qui entrent, l'air important elles disent
bonsoir avec une révérence qui fait dresser tout debout leur grande collerette
empesée et s'assoient dans les coins. Puis Pierre Kerbras, le fiancé d'Anne. Enfin
tout le monde est placé, nous sommes au complet.
C'est la grande soirée des arrangements de famille, où les vieux Keremenen
vont exécuter la promesse qu'ils ont faite à leurs enfants. Ils se lèvent tous
deux pour ouvrir un bahut antique, dont les sculptures représentent des Sacrés-Cœurs alternant avec des
coqs ils remuent des papiers, des bardes, puis, tout au tond, prennent un petit
sac qui paraît lourd. Ensuite ils vont à leur lit, retournent la paillasse et
cherchent dessous un second sac
Ils les vident sur la table, devant leur fils Yves, et on voit paraitre
toutes ces belles pièces d'or et d'argent, marquées d'effigies anciennes, qui,
depuis un demi-siècle, s'étaient amassées une à une et dormaient. On les compte
par petits tas ce sont les deux mille francs promis.
Maintenant c'est le tour de la vieille tante, qui se lève et vient vider un
troisième petit sac encore mille francs d'or.
La vieille voisine s'avance la dernière; elle en apporte cinq cents dans un
pied de bas. Tout cela, c'est pour prêter à Yves, tout cela s'entasse devant
lui. Il signe deux petits reçus sur du papier blanc et les remet aux vieilles
prêteuses qui font leur. révérence pour partir, et que l'on retient, comme
l'usage le commande, pour boire un verre de cidre avec nous.
C'est fini. Tout cela s'est passé sans notaire, sans acte, sans discussion,
avec une confiance et une honnêteté qui sont choses à Toulven.
Pan pan pan à la porte. C'est l'entrepreneur maçon, et il arrive juste à point.
Avec celui-là, par exemple, on emploiera le papier timbré; c'est un vieux
roué de Quimper, qui n'entend qu'à moitié le français, mais qui parait pas mal
sournois, tout de même, avec ses manières de la ville.
J'ai mission de lui faire comprendre un plan de maison que nous avons
combiné dans nos soirées de bord, et où figure ma chambre. Je discute la confection des moindres
parties, et le prix de tous les matériaux, prenant un air de m'y connaître qui
impose à ce vieux, mais qui nous fait rire, Yves et moi, quand par malheur nos
yeux se rencontrent.
Sur une feuille timbrée du prix de douze sous, j'écris deux pages de
clauses et de détails a Une maison bâtie en granit, cimentée avec du sable
de rivière, blanchie à la chaux, charpentée en châtaignier, avec jardin
devant, grenier à lucarne, auvents peints en vert, etc., etc., le tout terminé
avant le 1er mai de l'année prochaine et au prix fixé d'avance de deux mille neuf
cent cinquante francs.
J'en ai une vraie fatigue, de ce travail et de cette tension d'esprit je
suis très étonné de moi-même et je les vois tous émerveillées de ma prévoyance
et de mon économie c'est inouï les choses que ces bonnes gens me font faire.
Enfin c'est signé, parafé. On boit du cidre, en se serrant la main à la
ronde. Et voilà Yves propriétaire en Toulven. Ils ont l'air si heureux, Marie
et lui, que je ne regrette pas ma peine, pour sûr.
Les deux bonnes vieilles font leur révérence définitive, et tous les
autres, même petit Pierre, qui n'a pas voulu se coucher, .viennent, par la
belle nuit qu'il fait, me reconduire, au clair de lune, jusqu'à l'auberge.
Toulven, 1er mai 1881.
Nous sommes très affairés, Yves et moi, aidés du vieux Corentin Keremenen,
à mesurer avec une corde le terrain à acquérir.
D'abord il a fallu en faire le choix, et cela nous a pris toute la matinée
d'hier. Pour Yves, c'était là une question très sérieuse, arrêter l'emplacement
de cette petite maison, où il entrevoit, au fond d'un lointain
mélancolique et étrange, sa retraite, sa vieillesse et sa mort.
Après beaucoup d'allées et de venues, nous nous sommes décidés pour cet
endroit-ci. C'est à l'entrée de Toulven, sur la route qui mène à Rosporden, un
point élevé, devant une petite place de village qui est égayée ce matin par une
population de poules tapageuses et d'enfants roses. D'un côté on verra Toulven
et l'église, de l'autre les grands bois.
Pour le moment, ce n'est encore qu'un champ d'avoine très vert. Nous
l'avons bien mesuré dans toutes les dimensions au prix où est le mètre carré,
il y en aura pour quatorze cent quatre-vingt dix francs, plus les honoraires du
notaire.
Comme il va falloir qu'Yves soit sage et fasse des économies pour payer tout
cela ! Il devient très sérieux quand il y songe.