ROSPOR EDEN

Rosporden 2023, HPPR rend hommage à Pierre Loti et en particulier à son oeuvre "Mon frère Yves"

LOTI à Rosporden, par Monique TALEC

            Pierre Loti, Julien Viaud à l'état-civil, est né à Rochefort le 14 janvier 1850. En 1867, il entre à l'Ecole Navale (Brest) puis il  mène une carrière d'officier de marine qui va le faire naviguer sur tous les océans et effectuer de fréquents séjours aux ports de Brest et de Lorient. Mais il est aussi  dessinateur, musicien, écrivain. Il entre en littérature en 1872 grâce à ses articles dans l'Illustration. Il ne cessera plus d'écrire ensuite. Des romans comme Aziyadé, Le mariage de Loti, Le roman d'un spahi, Mon frère Yves, Pêcheur d'Islande, Ramuntcho, Le roman d'un enfant, Les désenchantées. De nombreux  récits de voyage : Japoneries d'automne, Au Maroc, Constantinople, Le désert, Jérusalem, La Galilée, L'Inde, Vers Ispahan, Les derniers jours de Pékin, Un pèlerin d'Angkor, La mort de Philae  etc.  Et aussi un journal intime impressionnant. Le talent de l'écrivain est reconnu puisque le 21 mai 1891, Pierre Loti est élu à l'Académie Française.

            Les liens de Pierre Loti avec Rosporden sont très forts entre 1877 et 1892 car son meilleur ami, en ces années-là, Pierre le Cor, avec qui il navigue, a épousé une Rospordinoise, Marie Anne le Doeuff, et fait construire une maison place aux chevaux, aujourd'hui rue Alsace-Lorraine. L'écrivain y séjourne à de nombreuses reprises et se fait broder un costume Mélénig pour fréquenter les pardons de Rosporden, Saint-Eloi, Bonne Nouvelle. En 1883, il publie Mon frère Yves qui met en scène cette amitié avec Pierre le Cor, raconte leur vie de marins et décrit la cité des étangs qu'il affectionne sous le nom de Toulven.

            Quand Marie-Anne le Doeuff met au monde son fils, Julien, le 15 juin 1878, les deux amis sont à Brest mais, par le train, Rosporden est facilement accessible. Dans son Journal comme dans son roman Mon frère Yves, Loti décrit en détails le baptême de son filleul : rites anciens, cortège, accueil du prêtre sous le porche, le sel et l'eau sur les fonts baptismaux puis le retour suivi par une volée d'enfants, le repas de baptême et la “bonne aventure” des mendiantes. Le soir et le lendemain, ils se promènent dans les bois environnants et cueillent des “luzes” (myrtilles). Emma Herland a illustré ce baptême par son tableau “Baptême à Rosporden”.

            Le 29 juin 1879, Loti assiste à une procession “pour obtenir de la Vierge un temps sec qui permette de rentrer les foins”. Début août, il accompagne Pierre Le Cor pour acheter un terrain  et construire une maison, place aux chevaux, maison qu'il découvre terminée, le 21 juin 1880.

            Dans son oeuvre, il évoque ses divers séjours à Rosporden dont il apprécie les marchés et les fêtes : “Sur la place du Bouloir, devant la maison de Pierre, se tient le marché des chevaux, que les gars du village essayent et font courir... Les rues sont encombrées de paysans, de bestiaux, de marchands ambulants, de chanteurs de complaintes, d'estropiés mendiants, de femmes en grande coiffe... Et le cidre circule au gai soleil... et la vieille langue celtique qui se meurt sort encore là de toutes les bouches..”

            L'écrivain s'enchante devant les paysages et les étangs, parcourant les bois et les collines en toutes saisons. “Toulven au printemps ; les sentiers pleins de primevères. Un premier souffle un peu tiède passe et surprend délicieusement, passe sur les branchages des chênes et des hêtres, sur les grands bois effeuillés, et nous apporte dans cette Bretagne grise, des effluves d'ailleurs, des ressouvenirs de pays lumineux. Un été pâle va venir avec de longues, longues soirées douces.... De la hauteur où nous étions, on voyait des bois à perte de vue ; les épines-noires étaient déjà fleuries; toutes les branches, toutes les brindilles rougeâtres, pleines de bourgeons, attendaient le printemps. Et là-bas, l'église de Toulven dressait au milieu de ce pays d'arbres sa flèche grise.Mon frère Yves,  ch. 68)

            Il  retrouve le pays avec mélancolie à l'automne : « Une belle journée d'octobre, un tiède soleil, une vapeur blanche et légère répandue comme un voile sur la campagne. C'est partout cette grande tranquillité qui est particulière aux derniers beaux jours ; déjà des senteurs d'humidité et de feuilles tombées, déjà un sentiment d'automne répandu dans l'air. Je me retrouve dans les bois connus de Trémeulé, sur la hauteur d'où l'on domine tout le pays de Toulven. A mes pieds, l'étang immobile sous cette vapeur qui plane, au loin, des horizons tout boisés, comme ils devaient l'être aux temps anciens de la Gaule.

            C'est un peu mon pays maintenant, ce Toulven...

            Il y en a tant de ces bruyères, que, dans les lointains, on dirait des tapis roses. Les scabieuses tardives sont encore fleuries, tout en haut de leurs tiges longues ; et les premières grandes ondées qui ont passé ont déjà semé la terre de feuilles mortes. » (Mon frère Yves Ch. 78)

            Loti se trouve à Rosporden le 2 avril 1882, jour des Rameaux, et encore le 14 juillet, qu'on fête dit-il “comme jadis on fêtait le roi, il y a quelque cent ans - la course, la lutte – et les danses au biniou tout le jour, sur la vieille place du village...  Ciel gris et sombre ; les longues chaînes de gavottes bretonnes se poursuivent, s'enlacent et se dénouent des heures durant, au son aigre de la cornemuse. Et en dansant, il me semble que je suis un peu breton moi aussi...” (Journal,1882)

            Le 24 décembre 1882, l'écrivain assiste à la messe dans l'église paroissiale, en compagnie de son filleul Julien : « Je me souviendrai longtemps de cette messe, dans la vieille église de granit, de ces chants primitifs, de ce bruit du vent au dehors. Debout au milieu de tous ces hommes à longs cheveux, en costume d'un autre âge, je tenais par la main petit Julien qui relevait sa petite tête de temps en temps, pour me regarder et sourire. » (Journal, 1882)

            L'antique église et le cimetière où est enterrée Yvonne, la fille d'Yves (Pierre Le Cor)   inspirent à l'écrivain de longues méditations sur la vie et la mort. « Tout cela protège contre le néant» écrit-il. Avec Yves, il se rend un soir d'été devant la croix blanche de la petite fille lumière, sons, et parfums se conjuguent pour créer un monde mystérieux :

             « Elle est tout au bord de l'étang ; dans l'eau dormante et profonde, elle se reflète à côté de la haute flèche grise. Sur le tertre, des oeillets fleuris font des touffes blanches, déjà indécises dans la nuit qui arrive. L'étang ressemble à un miroir, d'un jaune pâle, couleur de lumière mourante, comme celle du ciel au couchant ; et, tout autour, on voit la ligne déjà noire des grands bois.

            Les fleurs des tombes donnent leurs odeurs douces du soir. Un calme tiède nous environne et semble s'épaissir...

            On entend dans le lointain les hiboux qui s'appellent, on ne distingue plus les oeillets blancs d'Yvonne.. La nuit d'été est venue.

            Alors un grand bruit nous fait frissonner tout à coup, au milieu de ce silence où nous songions aux morts. C'est l'Angelus qui sonne, là, très près, au-dessus de nous, dans le clocher ; et l'air s'emplit de lourdes vibrations d'airain....

            Nous nous en allons  de ce cimetière ; il s'y fait trop de bruit décidément ; l'Angélus y est étrange ; il y éveille des sonorités inattendues, dans les eaux de l'étang, dans la terre des morts, dans la nuit. » (Mon frère Yves, ch. 99)

            Rosporden pour Pierre Loti, c'est encore la gare dans laquelle il descend et d'où il repart, toujours des moments de vive émotion. C'est avec une infinie tristesse qu'il quitte la ville le 26 décembre 1882 : « A midi, sous la pluie, Pierre et petit Julien viennent me conduire à la gare... Je pleure un peu en embrassant Pierre, et je vois que lui pleure aussi....  Le train s'en va, et du plus loin que je puis les voir, je les regarde tous deux, Pierre et son fils... Puis je ne distingue plus que la flèche grise de l'église, et l'étang triste, et tout cela disparaît derrière les bois sans feuilles. Et c'est fini... » (Journal, 26 décembre 1882)

            Il reviendra à Rosporden. Un article de l'Union agricole et maritime et une photographie datée du 18 août 1890 nous apprennent qu'il s'y trouve lors des fêtes patronales avec toute sa famille. Les réjouissances durent plusieurs jours : courses de chevaux, courses pédestres, luttes bretonnes, jeux divers, danses publiques, illuminations, gavotte d'honneur. Des campagnes et de tous les villages environnants - Elliant, Scaër, Pont-Aven, Concarneau... - on y vient à cheval, en char à bancs, par le train... Les lignes vers Concarneau et Carhaix sont ouvertes depuis 1883.

            La magie rospordinoise, c'est aussi pour Loti ses chapelles.

            Il y a celle de Saint-Eloi : « Elle est en haut de la colline, bien antique, toute rongée de mousse, toute barbue de lichens, seule toujours, fermée et mystérieuse au milieu des bois. Elle ne s'ouvre qu'une fois l'an, pour le pardon des chevaux qui viennent alentour, à l'heure d'une messe basse qu'on dit là pour eux. »

            C'est devant cette chapelle que s'achève Mon frère Yves :  « Ce soir, c'est une tranquillité étrange autour de cette chapelle. Les horizons boisés s'étendent au loin paisibles,comme pris de sommeil ; il semble que ce soit aussi le soir de notre vie et que nous n'ayons plus qu'à nous reposer du repos éternel en regardant la nuit descendre sur les campagnes bretonnes, à nous éteindre doucement dans cette nature qui s'endort. »

            Mais sa préférée, c'est Notre-Dame de Bonne-Nouvelle (Creac'h hiel), route de Pont-Aven.  Il se rend à la fête de son pardon dans son beau costume Mélénig (3e dimanche d'août). Son journal comme Mon frère Yves s'en font l'écho :

            « Des centaines de femmes en grandes coiffes blanches sont assises sur les rochers en gradins qui supportent cette chapelle – paysannes de Pondaven, en jupe raide à large bande de velours brodé d'or ; paysannes de Banalec, brodées de soie et de paillettes, paysannes de Pont-l'abbé coiffées en casques, et un soleil doux, tamisé par les chênes, éclaire ce décor du Moyen-Age.

            La chapelle est remplie de chants et de fumée d'encens ; les dévots font à genoux le tour de l'autel – et la procession sort des bois, toutes les bannières portées par des hommes à longs cheveux – qui défilent recueillis et la tête baissée.

            Dix heures durant, les binious ont sonné devant la chapelle, sous les grands chênes, et les gavottes ont tourné sur la mousse. »  (Journal)

            Les visites de Pierre Loti à Rosporden se seraient arrêtées avant la fin du siècle mais  Loti et Le Cor gardent une correspondance et  Julien, le filleul de Loti, fait des séjours à Rochefort.  L'écrivain décède le 10 juin 1923 à Hendaye, Pierre Le Cor à Rosporden, des suites d'un accident de voiture, le 15 janvier 1927. Ses obsèques donnent lieu à un entrefilet dans le journal le Finistère du samedi 22 janvier 1927 :

            « Toutes les notabilités de Rosporden étaient présentes. Les cordons du poêle étaient tenus par M. Le Roux, professeur à l'école primaire supérieure de Quimperlé, M. Chapel, pharmacien, MM. Faucon et Corvec, entrepreneurs.

            Les vétérans de 70, drapeau en tête, conduisirent leur camarade à sa dernière demeure. »

            Pierre Le Cor est enterré dans le cimetière de Rosporden qui, à l'époque, entourait l'église. Après la désaffection de celui-ci, la tombe est abandonnée. En 1966, Louis Ogès, président de la Société Archéologique du Finistère, l'a faite restaurer et déplacer au chevet de l'église où elle se trouve toujours.

Monique TALEC